Excentrique, avant-gardiste, indomptable... La chanteuse islandaise est un être à part. Sa nouvelle œuvre, Biophilia, concept-album multimédia, unit la science à l’émotion pure. Rencontre exceptionnelle sur la planète Björk où le bonheur rime avec enfants, musique et liberté...
C’est une femme de glace et de feu, une femme-enfant au visage d’Inuit, une Islandaise un peu givrée aussi. Depuis le début de sa carrière, d’abord au sein du groupe Sugarcubes puis ensuite en solo, Björk n’a jamais dérogé à la règle qu’elle s’est fixée : innover, inventer, mais surtout défricher des contrées musicales jusque-là inconnues. Biophilia, son nouveau projet, en est encore la preuve éclatante. Désormais créatrice 2.0, la castafjord décline en applications ludiques et didactiques ses dix nouvelles chansons pour éduquer les enfants et les aider à les recréer. Mais au-delà de ce projet high-tech, Biophilia donne surtout à entendre de formidables chansons en apesanteur, des sons que l’on croirait venus d’une autre galaxie, et puis bien sûr la voix de l’étoile des neiges, toujours aussi phénoménale et pure comme du cristal. Ce jour-là, cachée derrière un paravent dans un salon privé d’un hôtel parisien, Björk vous reçoit assise devant un thé. On la photographie du regard, spectacle rare et unique. Coiffée d’une invraisemblable perruque afro rousse, vêtue d’une robe hippie folk, Björk est courtoise et concentrée, parle à la vitesse d’une mitraillette en roulant les "r" et livre quelques bribes de sa personnalité, exprimant ses petites et grandes (in)certitudes sur son métier, le statut de star et la femme qu’elle est devenue. Un ange passe...
Madame Figaro. – À quel désir répond votre projet Biophilia ?
Björk. – Je suis arrivée à un âge où je ne veux plus être uniquement dans la contestation ou la dénonciation. Je souhaite désormais trouver des solutions pour que l’être l’humain vive mieux avec son environnement. Sur la tournée de mon précédent album, Volta, j’avais utilisé des écrans tactiles sur scène. Cela m’avait terriblement excitée. Je voulais creuser l’idée, écrire accompagnée de cette technologie car j’ai senti immédiatement son potentiel : unir la musique, la technologie et la nature, ou du moins leurs interactions. On ne peut envisager la musique et les rythmes sans se référer au système solaire et aux atomes. Pour moi, tout cela appartient au même univers. Je souhaitais aussi faire des choses éducatives avec ces écrans, tenir le rôle de professeur de musique frustrée.
Professeur de musique frustrée ?
Lorsque j’étudiais à l’école de musique, enfant, j’insistais toujours pour voir le directeur et je lui expliquais comment devait fonctionner son école. Alors, évidemment, il riait. Mais moi, je ne me démontais pas. Je lui disais : « Monsieur, vous ne donnez pas assez d’opportunités ici. Nous ne voulons pas seulement jouer les chansons de compositeurs morts. Nous voulons écrire nos propres chansons. »
Déjà à contre-courant, donc ?
J’étais un peu arrogante, et un peu l’excentrique de l’école, c’est vrai, mais pas une rebelle pour autant. Je ne luttais pas contre un système, je voulais juste le tordre pour qu’il s’adapte à moi. Je ne comprends toujours pas pourquoi les écoles de musique se comportent comme des usines à fabriquer des musiciens pour orchestres symphoniques. Pour moi, la musique, ce n’est pas cela. Je pense que les enfants pourraient écrire de la musique étonnante, si seulement ils disposaient des bons outils. Il ne s’agit pas seulement de gammes majeures et mineures, il y a aussi les gammes japonaises, africaines, indonésiennes.
Et de nos jours, on peut y avoir accès avec la technologie, les logiciels. On a le sentiment que chacun de vos projets répond à l’envie d’échapper au confort que votre statut pourrait vous procurer.
Oui car je tiens trop à la musique pour la négliger à ce point. La musique est ma mission. J’aime défier mes propres tabous, mes propres peurs. Par exemple, lorsque je faisais Medulla, c’était horrible pour moi cette musique a cappella, la pire musique sur terre même, mais j’ai essayé de dépasser cela. Maintenant, je m’attaque à la musique générative, tout est dans les nuances, presque superficiel. C’est comme une blague avec moi-même. Cela semble être la recette du désastre de faire une chanson avec une appli, mais j’aime cette sorte de challenge. Je pense que l’on peut unir la technologie et l’émotion. Le style n’a aucune importance, ce sont les émotions que vous exprimez qui comptent.
Vous semblez avoir trois cerveaux en ébullition permanente. Est-ce difficile de travailler avec vous ?
(Elle rit.) Ne vous inquiétez pas, je n’ai qu’un cerveau. Je sais juste ce que je veux. Je fais partie de ces personnes qui suivent leur instinct, qui refusent d’agir par raison. Alors, bien sûr, parfois, quelques dents grincent, les coups de gueule résonnent. Mais je n’ai pas l’impression d’être invivable.
Vous êtes devenue une icône de la pop, de la mode et de la hype. Était-ce l’un vos objectifs au début de votre carrière ?
J’ai toujours eu un fort désir de m’exprimer. Si j’ai la moindre conscience d’un devoir à accomplir, c’est en tant que femme. Je dois persévérer dans cette mission. Car depuis que je suis toute petite, j’entends les histoires de toutes ces femmes incroyablement talentueuses qui n’ont pu malheureusement s’épanouir. Vous devez au monde de faire ce pour quoi vous êtes naturellement doué.
Vous sentez-vous douée ?
Je mentirais si je ne disais pas que certaines choses apparemment compliquées pour d’autres sont très faciles pour moi. Il m’est très facile de m’exprimer dans une chanson, beaucoup plus que dans la vie de tous les jours. Lorsque je sens que je n’arrive pas à formuler ce qui ne va pas dans ma vie quotidienne, alors j’écris, c’est une manière d’éliminer les problèmes de mon système. C’est une sorte de thérapie, même si je déteste ce mot, mais sans la moindre analyse car elle détruirait mon instinct et ma créativité. Je ne veux surtout pas prendre le risque de savoir pourquoi j’écris.
Vous êtes l’une des chanteuses pop les plus célèbres de l’époque. Comment avez-vous dompté le monstre ?
Les gens s’intéressent à moi depuis que je suis toute petite. On ne m’a pas laissé le temps de grandir : à 11 ans, après mes premiers disques, j’avais déjà ma photo dans tous les journaux islandais, on me demandait des autographes dans la rue. J’ai eu le temps de m’habituer à tout ce cirque, aux fonctionnements du succès. Pourtant, je n’ai jamais considéré cette célébrité comme une bénédiction, mais plutôt comme une réalité qui se gère. On s’habitue au succès mais on ne s’en lasse pas. Je ne suis ni trop sûre de moi, ni cynique, ni même désabusée. J’ai conscience d’avoir beaucoup de chance.
« On ne m’a pas laissé le temps de grandir », dites-vous. Avez-vous le sentiment que ce métier vous a volé votre jeunesse ?
À l’école, j’étais toujours au fond de la classe, même si j’étais bonne élève. Je menais ma petite vie, j’avais mes secrets. Et là, soudain, je me suis retrouvée en pleine lumière. Puis, ma mère a quitté mon père et est partie s’installer dans une communauté hippie. Ils vivaient à douze, j’étais le seul enfant. Le jour, ils travaillaient, mais la nuit, nous étions tous ensemble à écouter Hendrix, Janis Joplin ; une drôle d’éducation entre une mère qui refusait les traditions et un père très rigoureux, sérieux, croyant en l’honneur et à la discipline. Je passais ma vie avec les adultes qui aimaient que je participe aux discussions. Je suis vite devenue l’élément clé du foyer, celle vers laquelle les adultes pouvaient se tourner quand il y avait un problème. J’étais la voix de la raison et eux, les sales gamins capricieux.
C’est une enfance peu orthodoxe. En avez-vous souffert ?
Dès 4 ans, je pouvais prendre le bus ou faire de l’auto-stop pour aller voir des membres de ma famille. Je crois qu’ils étaient choqués de me voir pieds nus, ma robe toute sale, mes cheveux crasseux, de constater à quel point j’étais livrée à moi-même. Mais ils ne comprenaient pas en fait que ma mère me donnait tout ce dont j’avais besoin : du soutien et de l’amour. Je ne réalisais pas à quel point c’était bizarre. Pour moi, ma mère était parfaite même si parfois, j’aurais aimé qu’elle me mette des chaussettes propres quand j’avais froid aux pieds ou me prépare un bol de chocolat chaud quand je n’avais pas le moral. Mais bon, ça va, je n’en suis pas morte. (Elle sourit.)
On vous décrit souvent comme une femme au caractère très fort, qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Cela vient de cette éducation ?
Sans doute. Les Islandais sont des gens qui travaillent dur, construisent leur propre maison. S’ils n’y arrivent pas, ils sont considérés comme des losers. L’optimisme est une chose revendiquée. On ne s’apitoie pas sur soi-même. Admettre ses doutes, ses traumas et ses faiblesses, cela n’est pas inscrit dans nos gènes.
Jamais déprimée tout de même ?
Le bonheur est un état naturel. C’est la tristesse et la colère qui ne le sont pas : ces choses nous minent, il faut les combattre. Mon obsession dans la vie est de rendre heureux les gens que j’aime.
J’ai conscience de ne laisser passer qu’une succession de traits de caractère positifs. Le reste, je le cache, par pudeur et par respect. Ça rimerait à quoi d’étaler mes angoisses ? Il y a tant de gens qui aimeraient être à ma place...
Qu’est-ce qui attendrit Björk ?
Les sourires et les baisers de mon fils et de ma fille. L’amour d’un enfant est le plus pur qui soit.