Björk in the light

Première, 1er septembre 2000

Elle avait dit qu’elle ne donnerait aucune interview pour la sortie de Dancer in The Dark de Lars von Trier, et qu’elle ne tournerait plus jamais dans un film. Puisqu’elle est déjà revenue sur sa première décision, pourquoi pas la deuxième ?

Sans doute confortée par son prix d’interprétation à Cannes et la Palme d’or du film, la chanteuse à la voix de pic à glace a accepté un rendez-vous avec Première. Le Royal-Monceau, à midi pile, un bout d’étoffe d’un rose à peine imaginable apparaît entre deux portes, et deux yeux d’un gris peiié se plantent dans les miens. Avec ses airs de grande petite fille au croisement du conte de fées et du manga, Björk est un mélange abrupt de méfiance et de timidité, de franchise rude et de bonnes manières, de fermeté sans appel et de fantaisie lunaire. Mais surtout, elle n’essaie pas de vous vendre quoi que ce soit. Un peu mal à l’aise à l’idée de parler cinéma, les mains tordues sur sa jupe, elle se détend insensiblement dès qu’on entre sur ses terres, la musique. Et, comme Seima, la martyre de Dancer in the Dark, elle crie souvent, se lève parfois pour bouger au rythme des travaux de rénovation qu’on entend à proximité.


Première : Jusqu’ici, vous aviez refusé de parler de votre travail sur Dancer...
Björk : Quand j’ai dit à Lars que j’allais interpréter Selma, la première chose qu’il m’ait dite, c’est de ne pas jouer, parce qu’il n’aime pas les actrices. Il ne voulait pas que j’aborde le rôle d’une façon technique. Ça m’allait puisque, de toute façon, j’aurais été incapable de jouer. Je ne pouvais que ressentir. J’aime Selma, je suis devenue Selma. Du premier jour où j’ai lu le scénario, je n’étais plus Björk. Une interview, c’est la dernière chose que je fais pour elle. Au début, je ne voulais pas en donner. Après, j’ai senti qu’il fallait que je la défende une dernière fois pour pouvoir passer à autre chose.

Comment avez-vous fait pour redevenir Björk ?
En août 99, une fois le tournage fini, je suis rentrée chez moi en Islande en pensant que j’allais tout de suite me retrouver. Ça m’a pris neuf mois. Entre-temps, j’ai appris à me servir de mon ordinateur - j’ai un Mac G4 -, j’ai écrit la musique de mon prochain album [sortie en avril 2001], mon fils est allé dans une vraie école pour la première fois, je faisais les devoirs avec lui. Depuis l’âge de 16 ans, je n’ai pas arrêté de voyager, je n’ai jamais pu voir les saisons changer. Alors, c’était bien de revenir en août et de voir lentement arriver l’automne, l’hiver... Au printemps, j’étais Björk à nouveau. Ça a été un processus très naturel, une question de temps. Auparavant, j’avais essayé cinq mille fois de me raisonner mais ce n’était pas possible, parce qu’organiquement, j’étais devenue Selma. Il ne me restait plus qu’à récupérer mes cellules les unes après les autres.

On ne connaît pas grand-chose de vos goûts en matière de cinéma...
Mon truc, ça a toujours été la musique, rien que la musique. Je viens d’une famille très pauvre d’ouvriers. On allait au cinéma une fois pas an. Dans la même soirée, on allait au restaurant. Il y en avait un seul restaurant américain en Islande, on mangeait un hamburger, puis on allait voir un Walt Disney ou La Panthère rose. J’ai été élevée sans télévision, il y avait très peu de postes en Islande. De plus, il n’y avait pas de télé ni le jeudi ni en juillet. Les autres jours, on avait droit à seulement deux heures de programme le soir parce que ma mère était hippie et que, pour elle, la télé était l’Antéchrist. Elle pensait que tout ce qui venait des États-Unis était mauvais ; le matérialisme, le capitalisme, c’était le diable en personne... De toute façon, c’est contre ma nature d’idolâtrer quelque chose qui m’est éloigné. Beaucoup de gens en Islande ont des idoles parce que c’est un pays isolé où on pense qu’Humphrey Bogart est génial et John Travolta aussi. Moi, je viens d’une famille indépendante dans laquelle, si on voulait manger, on allait chasser, si on voulait une œuvre d’art, on la peignait, et si on voulait une maison, on la construisait. Mettre un poster au mur de sa chambre, ça voulait dire que tu avais un problème.

Aucun film ou cinéaste de référence ?
Quand j’ai déménagé à Londres en 93, je suis un peu devenue obsédée par le cinéma, davantage par les films européens et asiatiques qu’américains. J’aime bien Louis Malle, Andreï Tarkovski et son Solaris, Terrence Malick et son Bad Lands, Alain Resnais et son Hiroshima mon amour. Il faut que je voie On connaît la chanson. Il paraît que c’est une comédie musicale. Depuis quelques années, je regarde parfois quatre films par semaine, mais surtout des cassettes vidéo parce que je n’aime pas aller au cinéma.

Comment s’est passée votre première rencontre avec Lars von Trier ?
Son bureau a appelé le mien à plusieurs reprises pour me demander si je voulais tourner avec lui. Invariablement, je répondais non. Je ne suis pas une actrice, je fais des disques. Son producteur a fini par convaincre mon assistant de déjeuner avec lui. Il est revenu avec une cassette de Breaking the Waves, et on l’a regardée ensemble. Le film m’a beaucoup touchée et j’ai décidé de rencontrer Lars au Danemark.

C’est Breaking the Waves qui vous a convaincue ?
Non, plutôt une suite de choses. Je voulais faire une comédie musicale depuis que j’étais toute petite, mais pas à Hollywood. Je voulais utiliser des sons live comme celui-ci [bruits de scies] et ça [elle tape sur la table]. Je commencerais à me lever et à chanter [elle se lève], et vous vous mettriez à chanter avec moi, et on ferait un solo de bouteilles [elle tape dessus]... J’ai toujours voulu faire ça pour prouver aux êtres humains que la magie existe tout près d’eux. J’ai fait une vidéo avec Spike Jonze, It’s Oh So Quiet, qui était proche de la comédie musicale, et on s’est promis que l’on ferait une vraie comédie musicale ensemble. Il a fini par faire autre chose, Dans la peau de John Malkovich. Pendant qu’il le tournait, j’ai rencontré Lars.

Comment lui est venue l’idée de vous faire tourner ?
Il savait que je voulais faire une comédie musicale. Mais il y a autre chose : il y a quatre ans, j’ai défendu mon fils à l’aéroport de Bangkok parce que des journalistes s’attaquaient à lui. Tous les journaux en ont parlé. Je n’ai été violente que deux fois dans ma vie. Je ne me mets jamais en colère, je ne perds jamais le contrôle de moi-même, mais quand ça m’arrive, je vois rouge. Quand une mère défend son fils, elle dégage une énergie particulière. Je pense que Lars a entendu parler de cette histoire et qu’il a vu la vidéo de It’s Oh So Quiet. Tout ça l’a peut-être inspiré pour le scénario de Dancer in the Dark. Alors, évidemment, quand il m’a fait lire le scénario, c’était comme si tous mes rêves devenaient réalité. J’ai appelé Spike. J’avais l’impression de le tromper, mais il m’a dit : « Vas-y, fonce, je ne sais pas ce qui va arriver après mon film, peut-être que je ne pourrais plus jamais en refaire. » Alors, j’ai décidé de dire oui à Lars, mais il n’était question alors que d’écrire la musique du film.

Pendant l’année où j’écrivais les morceaux de musique avec Lars, il n’arrêtait pas de me dire que j’étais la seule qui pouvait interpréter le rôle principal. Je lui répondais : « Tu fais chier, je ne suis pas actrice. » Après un an de travail, il finit par me dire que si je ne jouais pas Selma, il ne ferait pas le film ! Dans un premier temps, je lui ai dit : « OK, je vais reprendre les chansons et en faire un album. » Mais cette musique n’était pas la mienne, ça ne pouvait pas être un album de Björk, c’était la musique de Selma. Et puis, à ce moment-là, j’étais tombée amoureuse du personnage, je voulais le défendre. C’était d’autant plus difficile qu’au même moment Spike était revenu vers moi en me demandant d’écrire la musique de son film. C’était très tentant parce qu’avec lui je pouvais faire ce que je voulais et travailler comme j’en ai l’habitude, sans folie médiatique autour. Mais j’ai choisi de faire le film de Lars.

Quelle différence entre faire un clip et faire un film ?
Le clip, c’est une extension de mes chansons, ça reste dans l’univers de la musique. À la minute où la chanson commence, tout est possible. Tu as un vaisseau, tu peux aller jusqu’aux joies, jusqu’aux souffrances les plus extrêmes, mais ça ne te blesse pas. Le cinéma, c’est du langage, et le langage, c’est difficile pour moi. Si j’avais le choix, je ne parlerais pas. Je peux passer une semaine entière sans parler. C’est mon paradis. J’écoute de la musique, je fais de la musique, j’ai beaucoup d’amis avec qui je m’entends très bien : on s’assoit, on fait la cuisine, mais on ne parle pas, on sourit... Je pense que beaucoup de problèmes commencent avec le langage. C’est pour moi une forme très limitée de communication. C’est comme cette interview. Je sais que je dois la faire et je veux la faire parce que j’y crois, mais c’est comme de marcher pieds nus sur de la roche à vif au lieu d’être sur un vaisseau en train de flotter. Après toute une journée passée à faire de la musique, même fatiguée, j’ai encore toute l’énergie du monde. Quand je parle, je suis vidée, morte.

Vous n’aviez pas peur de jouer une malvoyante ?
Pour moi, c’est très facile de faire comme si je ne voyais pas : c’est comme ça que je vis la plupart du temps ! Par contre, ça aurait été beaucoup plus dur de simuler la surdité. Pour la plupart des gens, la vision, c’est 70 % de leurs sens, et l’ouïe 30. Pour moi et pour Selma, c’est l’inverse. Je me souviendrai de votre voix, mais peut-être pas de votre visage. Combien de personnes iraient acheter un téléphone et demanderaient au vendeur d’en faire sonner dix pour choisir celui qui fait le son le plus joli ? Moi. La plupart des gens feraient leur choix en fonction du look. Maintenant, la technologie essaie de supprimer les bruits. Je trouve ça très choquant.

La collaboration avec Von Trier a-t-elle été aussi orageuse qu’on l’a prétendu ?
Je me fais une idée très romantique de la collaboration. J’ai travaillé avec mon père, un grand leader syndical. J’ai collaboré avec beaucoup de gens sur mes disques et ça s’est toujours bien passé. J’éprouve une grande fierté à être capable de travailler avec quelqu’un. Je ne pense pas que deux personnes avec trop d’ego puissent créer quelque chose ensemble. J’adorerais pouvoir dire que j’ai donné trois ans de ma vie et que quelque chose de créatif en est sorti. Il y a eu beaucoup de conflits entre Lars et moi. C’est lui, la deuxième fois de ma vie où j’ai vraiment explosé et dont je vous parlais tout à l’heure ! Avec lui, je n’arrêtais pas de péter les plombs. Ça ne m’était jamais arrivé avec aucun de mes collaborateurs, même les plus difficiles. Je pense qu’on a surmonté tout ça, Lars et moi. J’aimerais pouvoir dire qu’on en a triomphé parce que, si on s’engueulait à midi, à une heure, c’était fini. Seulement, je trouvais inutile toute cette souffrance. Pas la mienne, parce que je serais revenue cinq fois de l’enfer pour Selma, pas de problème. Par nature, je me sacrifie. À certains moments, je serais vraiment morte pour elle. Je ne blague pas, mon travail est aussi important pour moi, vous savez.

Mais il y aussi de la complaisance dans la souffrance, la souffrance romancée. Quand j’étais ado, j’avais des amis qui aimaient Antonin Artaud, William Burroughs... Être assis sur un siège en velours en train d’inventer de la souffrance pour l’art, c’est de la vanité parce que ce genre d’artistes ont des complexes d’infériorité et pensent que le seul moyen d’être pris au sérieux, c’est de se couper un bras. C’est là où j’aurais stoppé Lars et lui aurais demandé d’arrêter ses conneries.

Est-ce que vous arriviez à vous entendre en matière de musique ?
Sa collection de disques, c’est Roxette et Céline Dion. Je trouvais ça mignon. Ce qu’il recherche, c’est l’émotion, il ne voulait pas du Miles Davis. J’ai travaillé toute une année en l’écoutant parler et en essayant de comprendre ce qu’il voulait. J’aime les gens comme Tricky qui décrivent un insecte quand ils parlent du son qu’ils veulent obtenir. C’était parfois déroutant avec Lars, mais c’était mignon, comme lorsqu’il me disait qu’il voulait du Chet Baker mais que je devais être absolument sûre que ce n’était pas du jazz [rire]. D’une certaine façon, je comprenais ce qu’il voulait dire. Et puis, moi aussi, j’étais ignorante. Je n’avais jamais joué avant, je ne savais pas l’air que je devais avoir, où je devais marcher, ce qu’il fallait faire dans les moments d’attente. Lars se réjouissait de ça ; il trouvait très excitant que je ne sois pas programmée.

Qu’est-ce que vous avez pensé la première fois que vous avez vu le film ?
J’étais un peu triste parce que je pense qu’il aurait pu être bien mieux. Je trouve qu’il y a trop de complaisance dans la douleur et que le film n’avait pas besoin d’être aussi psychologiquement violent. Selma aurait été encore plus forte et on aurait tout autant compris sa souffrance et le message sur la peine de mort. Mais les gens seraient sortis du cinéma euphoriques en voulant changer le monde au lieu de se sentir victimes d’un viol. À cause de son complexe d’infériorité qui lui fait croire qu’il n’est pas un artiste, Lars veut choquer. Il devrait être plus fort, il sait qu’il est un bon réalisateur. Moi, je pense que c’est un génie, et pas une seule seconde, je n’ai pensé le contraire. Mais s’il croyait vraiment en lui, il n’aurait pas besoin de violer les gens, de les forcer à pleurer comme il le fait. C’est trop facile. J’ai mis toute ma vie entre parenthèses pendant trois ans, et comme plein d’autres gens, j’ai annulé tous mes projets. Avec toute cette énergie, on aurait pu tout faire sauter.

Êtes-vous d’accord avec lui quand il décrit Selma comme une femme stupide qui ne peut s’adapter au monde ?
C’est lui qui en est incapable ! C’est la personne la plus agoraphobe que je connaisse ! Il vit toujours dans la maison dans laquelle il est né, il ne peut pas voyager, il ne peut pas aller au restaurant... Il voulait que toutes les paroles des chansons soient stupides. Or, pour moi, Selma n’est pas idiote ; seulement, elle n’est pas instruite, mais ça n’a rien à voir avec l’intelligence. Elle a survécu à des situations impossibles, elle est forcément très intelligente. Les gens cérébraux que je connais ne savent même pas agir dans ce monde. Lars est l’un d’eux. Je ne parle pas dans son dos, il serait le premier à vous le dire, ça fait quinze ans qu’il le répète. On a tous dû apprendre à travailler avec son handicap, à s’adapter. J’ai dû déménager au Danemark avec mes amis et y vivre pendant trois ans parce qu’il ne peut pas prendre l’avion. Parfois, il ne pouvait même pas entrer dans le studio parce qu’il y avait trop de monde. On essayait tous de le comprendre, de l’aimer, les gens avec qui il travaille depuis vingt ans font leur possible pour l’aider. Alors, je crois qu’il devrait faire plus attention à ce qu’il dit.

Une chose pour laquelle je me suis beaucoup battue, c’est la poésie du film. J’aurais aimé donner plus de poésie à Selma, mais chaque fois que j’essayais de le faire, Lars me démolissait pour que je pleure huit fois par jour. C’était dur de lutter continuellement contre Lars et son terrorisme psychologique. Il aime être sadique, il est le premier à le dire, il en est même fier.

Étiez-vous d’accord pour le tournage du making-of de Dancer in the Dark ?
Pas du tout, je lui ai demandé de ne pas me filmer. Si on l’avait laissé faire, il serait allé dans toutes les salles de bains pour filmer les gens en train de chier et il aurait produit un documentaire sur toute la merde faite à Zen-tropa. Le making-of des Idiots est plus long que le film lui-même ! Quand j’écris une chanson avec quelqu’un - comme Tricky par exemple -, je l’invite dans mon studio, mais je ne planque pas une caméra pour le filmer parce qu’il aurait l’impression d’être une pute. C’est comme le documentaire sur Madonna où il y avait partout des caméras. Je ne suis pas de cette génération-là, je suis de la génération d’après, qui célèbre le mystère. Les hippies ne pouvaient pas parler à leurs parents, ils ne pouvaient pas tout se dire, on ne parlait pas des règles, tout allait toujours très bien... Puis il y a l’autre génération. Évidemment, ils sont tous comme Woody Allen, ils vont voir des psychiatres tous les jours, ils essaient de briser toutes les barrières. Pour la génération d’après dont je fais partie, c’est une perte de temps parce que tout ça a déjà été fait. Je me souviens que ma mère voulait lire mon journal intime à haute voix à tous ses amis hippies. Ça me rendait folle. J’écrivais certaines choses dans mon journal, je parlais d’autre chose avec ma grand-mère, et encore d’autre chose avec mon amoureux, et je ne voulais pas leur dire la même chose. C’est ainsi que la vie est intéressante, en séparant les choses. Ça ne voudra jamais dire que je mens à ma grand-mère parce que nos conversations ne sont pas érotiques ou à mon amoureux parce que je ne bois pas du thé avec lui.

À Cannes, vous sembliez très craintive.
Je n’aime pas le star-system. J’ai été une star en Islande quand j’avais 11 ans, et je détestais ça. J’avais sorti un album dont une seule chanson était de moi et j’étais sur toutes les couvertures. Je me sentais coupable parce que ce n’était pas vraiment mon travail. J’ai formé avec trois amies un groupe punk dans lequel je jouais de la batterie pour ne pas être sur le devant de la scène. Mais je n’en suis pas non plus à dire : « Oh, je suis tellement célèbre, pauvre de moi ! » Travailler, ce n’est pas très glamour, j’en sais quelque chose. J’ai fait plein de petits boulots où je trimais seize heures par jour, y compris dans une poissonnerie. Beaucoup de gens n’ont pas le choix de leur vie : le prince Charles, les gens au Kosovo... Moi, je l’ai. Après tout, on gère la célébrité comme on veut. Si tu veux être entouré de gardes du corps et de limousines, aller à toutes les premières ou au Virgin Mégastore tous les vendredis à vingt heures et provoquer une émeute, tu peux. Tu peux aussi faire le contraire.

Vous sembliez très proche de Catherine Deneuve.
Elle m’a épaulée d’une façon incroyable, elle m’a protégée dans des situations très difficiles. Plusieurs fois, elle a dévié de son chemin pour moi et elle n’avait pas à le faire. Je lui en suis très reconnaissante. On se soutenait mutuellement pendant le tournage. Enfin, peut-être pas moi, mais mes amis islandais, qui sont de vrais rocs, le faisaient pour moi. J’espère que vous ne le prendrez pas comme une offense, mais je ne pense pas qu’on se dirait droit dans les yeux qu’on est les meilleures amies du monde. Catherine dirait la même chose. Mes vrais amis sont ceux que je côtoie depuis des années. On se confie nos enfants. Mais c’est peut-être différent en Islande où on est si isolé. On est très famille, très amis, pas parce qu’on est des gens formidables mais parce qu’on est coincé sur une île minuscule dont la capitale compte cent mille habitants. Si tu te disputes avec quelqu’un, tu le rencontres le lendemain dans la rue ; si tu divorces, tu ne peux pas déménager dans une autre ville et tu croises ton ex-mari jusqu’à la fin de tes jours. Alors, on apprend à vivre avec.

Vous saviez que Luc Besson était un de vos fans ?
Il est venu me féliciter et il me l’a dit, mais il y avait beaucoup de monde ce jour-là. Je l’avais déjà rencontré à Los Angeles il y a quelques années, et je lui avais donné Venus As a Boy pour Nikita... Ah non, pour Léon.

Vous avez vu ses films ?
J’ai vu Kamikaze.

Il l’a seulement écrit et coproduit. Finalement, tout cela valait-il le coup ?
Oui, parce qu’à la fin, la seule façon que Lars et moi avions de communiquer, ce n’était plus à travers le cinéma ni à travers la musique, c’était à travers Selma. D’une certaine façon, c’est aussi un privilège que d’être capable de mourir pour une cause. C’est la même idée romantique qui te pousse, quand tu es gosse, à vouloir aller en Afrique sauver des lions, même si tu sais que tu vas être mangé par eux. Dans ma vie, les fois où j’ai eu le cœur brisé et que j’ai pensé que j’allais mourir, ce n’était rien, rien du tout, comparé à ce que Lars et tous ces gens du spectacle avec leurs pompes dégueulasses m’ont fait subir. Ce n’était que du travail pourtant. J’étais partie en croisade et j’ai survécu [rire]. Depuis, j’ai écrit un album et la musique est encore plus sacrée pour moi. Je ne ferai jamais un autre film. Une autre chose que le film m’a apprise, c’est que la musique est ma religion, le temple que j’amène partout où je vais. Je suis une fanatique à faire mourir de honte un musulman. Il y a trois ans, je ne l’aurais pas dit. Tourner un film, c’est comme si j’avais eu une aventure extraconjugale : je me sentais comme un musulman pratiquant le catholicisme !

Est-ce que Michel Gondry [réalisateur de cinq de ses clips] vous a demandé de tourner dans son long, Human Nature, aux côtés de Patricia Arquette ?
Il me l’a demandé plusieurs fois. On s’est toujours dit qu’on ferait un film ensemble, mais parfois, quand tu es très proche de quelqu’un sur le plan créatif, ça ne signifie pas littéralement faire quelque chose avec lui mais plutôt le soutenir. Il me parlait de ses difficultés à monter son film, et moi de mes difficultés avec Lars. Je crois que c’est important pour lui d’avoir une vie hors de Björk parce que tout le monde sait qui est Björk mais ne sait pas encore qui est Michel Gondry.

Aujourd’hui, vous croyez Lars von Trier quand il vous dit qu’il vous aime, comme il l’a fait à la télé ?
Ça, c’est du Lars tout craché. Pour lui, dire devant un micro au monde entier qu’il m’aime, c’est comme s’il voulait que je lui réponde « moi aussi », alors qu’en fait c’est juste pour m’énerver. Bien sûr qu’on s’est dit plein de fois qu’on s’aimait. Comment diable aurait-on pu travailler ensemble pendant trois ans sans s’aimer ?

par Stéphanie Lamome publié dans Première

Collaborateurs

  • Catherine Deneuve
  • Lars von Trier

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