Interview pour la sortie de Oral avec Rosalía

France Inter, 21 novembre 2023

FRANCE INTER : Quand avez-vous commencé à vous mobiliser contre ces fermes aquacoles en Islande ?

BJÖRK : Un rapport est sorti en mai sur ces élevages de poissons en plein air, et c’est là que nous avons découvert que le problème était dix fois pire que ce que nous pensions. Cela a été pour nous, et la nation islandaise entière, un énorme choc. L’Islande est la zone naturelle la plus grande et intacte d’Europe. Nous nous sommes toujours sentis très protecteurs à cet égard, et nous l’avons en quelque sorte protégé. Nous étions les gardiens. C’est comme nos pyramides ! Par exemple, nous élevons des moutons depuis 4 000 ans de la même manière : ils courent en liberté dans les hautes terres pendant quatre mois et nous les récupérons. Nous avons donc toujours été fiers de la façon dont nous traitons les animaux.
Nous ne savions pas à quoi ressemblait vraiment cette pisciculture ouverte. Nous nous sommes rendus compte qu’ils vivent dans des conditions horribles ! On les fait croître trois fois plus vite que le cycle naturel, 60 % d’entre eux sont défigurés, leur peau tombe et 20 % d’entre eux meurent dans les filets à cause de ces conditions épouvantables. Ils nagent dans leurs propres excréments, et il y a une épidémie d’insectes et de poux sur eux, c’est pour cela qu’on leur donne tellement de traitements, des poisons contre ces insectes. Cela a non seulement un effet grave sur les poissons, mais aussi sur toute la vie dans les fjords. En plus de ça, ils leur donnent aussi des antibiotiques, et tout cela a des conséquences sur l’environnement.

Quand avez-vous enregistré ce titre ?
J’ai enregistré la chanson il y a 20 ans, entre "Homogenic" et "Vespertine". À l’époque, ce morceau était trop pop. Cela ne correspondait à aucun des deux albums, alors je l’ai mis de côté. Et puis quand je l’ai recherché dans les archives multipistes analogiques, je ne l’ai pas retrouvé ! Impossible de me souvenir comment je l’avais appelé. En 2023 je me suis souvenu : en fait, je l’avais intitulé "Oral" en référence à un scandale sexuel autour d’un politicien corrompu aux États-Unis. Il m’a donc fallu environ 20 ans pour me souvenir du titre ! J’ai envoyé un e-mail à mon manager, qui a finalement trouvé le morceau. Il me l’a envoyé le lendemain par e-mail. C’est en rentrant de tournée que je me suis dit que j’allais donner ce titre pour cette cause.

Pourquoi avez-vous décidé d’appeler Rosalía pour qu’elle chante avec vous sur ce morceau ?
C’est moi qui ai tout programmé pour cette chanson. J’ai créé des rythmes qui ressemblent à du dancehalll jamaïcain. Je pense que le dancehall est la grand-mère du reggaeton. Rosalía venait de faire un album ["Motomami", NDLR] où elle faisait en quelque sorte du reggaeton expérimental. Alors je me suis dit : "Je pense que sa voix s’adapterait très bien à ça !" Je la connaissais depuis quelques années, je lui ai envoyé un texto et je lui ai demandé si elle était d’accord, si elle pouvait chanter cette chanson en faveur de la Nature. Et elle a immédiatement dit oui."

L’écologie a toujours été votre combat. Vous vous êtes mobilisée contre les usines d’aluminium, sur l’urgence climatique... La nature a toujours fait partie de votre processus créatif ?

Moi, je suis la Nature. Je suis une chanteuse, je suis faite de cellules et de sang, de molécules et d’oxygène, donc je suis la nature. L’Islande est une petite île. La nature est partout. Vous savez, je vis près de la mer, entourée de montagnes. Je vis donc dans la nature. Alors l’idée de "retour à la nature", cela n’existe pas. Il y a aussi cette idée erronée selon laquelle la technologie et la nature ne font pas bon ménage : pour moi, il n’y a pas de conflit, la nature et la technologie vont bien ensemble. Vous pouvez conduire votre voiture électrique autour des volcans avec votre téléphone portable, et profiter du meilleur des deux mondes. C’est le style de vie que je vis !
Ça me donne évidemment beaucoup d’espoir, parce que je sais que c’est possible. La révolution industrielle n’a pas eu lieu en Islande : nous avons été une colonie du Danemark pendant 600 ans, nous sommes donc restés, en quelque sorte, au Moyen-Âge. Et puis nous sommes entrés directement dans le XXIe siècle, avec la haute technologie et avec la nature. C’est donc une conversation différente entre ces éléments que nous avons ici en Islande. J’espère que si nous gagnons ce combat, cela pourra également devenir un cas exemplaire que d’autres pays pourraient utiliser, car ces fermes piscicoles sont également un énorme problème en Argentine et au Chili. L’idée est de favoriser le militantisme partout dans le monde.

Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?

Oui, je le suis. Je pense, bien sûr, que de nombreuses espèces vont disparaître, et je suis évidemment très triste à ce sujet. L’avenir sera différent, on ne retournera pas au XIXe siècle. Mais je pense que nous allons devenir des sortes de mutants, comme dans mon concert "Cornucopia", à mi-chemin entre les plantes et les humains, afin de survivre. Ce sera différent, mais je pense que nous survivrons. J’aimerais inventer une sorte de monde qui ne soit pas post-apocalyptique, mais un monde "post-optimiste".
Nous avons des solutions. Les gens ont des options vertes. Vous savez, nous cultivons des algues, nous avons de l’énergie verte, et l’architecture, le design, la science et les inventions nous amènent dans cette direction, avec pourquoi pas l’aide de l’intelligence artificielle. J’ai aussi énormément confiance en la prochaine génération, ceux qui ont aujourd’hui 20 ans. Bien sûr, cela se produit un peu plus lentement que je ne l’aurais souhaité, mais je pense que ça avance. Je récuse cette vision hollywoodienne post-apocalyptique dans lequel nous deviendrions tous des survivants mangeant des boîtes de conserve, équipés de mitrailleuses pour nous entretuer. C’est une vision très étroite et très ennuyeuse, d’une certaine manière.
Je pense que nous pouvons résoudre tous les problèmes. Et c’est bien plus excitant et fertile qu’on ne le pense. Si nous avons l’esprit ouvert, la créativité et la fertilité dans notre réflexion, nous pouvons résoudre tous les problèmes sur la planète Terre. Et nous n’avons pas besoin de nous échapper vers d’autres planètes à bord de navettes spatiales. Nous pouvons encore vivre ici. Nous serons peut-être tous des mutants en forme de plantes, ce qui me plaît beaucoup... Mais oui, je pense que tout ira bien.

par Matthieu Culleron publié dans France Inter