Björk pour la sortie de son nouvel album "Fossora"

Totemic - France Inter, 6 octobre 2022

Pourtant sa voix n’était pas éthérée. Même que ça ne ressemblait à rien d’autre avec ses cris, ses grognements, ses “r” roulés. Que de la chair. Björk fait exister tout son corps dans sa voix et qui d’autre le fit avant elle ? Janis Joplin, peut-être.
On a qualifié Björk d’ovni aussi, parce qu’elle a fait basculer la musique mondiale dans une autre ère : elle est la première star d’après le long règne du rock’n’roll. La première star femme, d’après le rock.
A ses débuts, elle disait vouloir inventer une musique qui s’inspirerait de l’attitude de Stockhausen et des refrains de Boney M.
Finalement elle est allée beaucoup plus loin pour imposer des sons nouveaux et ouvrir des voix, V.O.I.X autant que V.O.I.E.S.
Deux des plus grandes stars mondiales actuelles, à savoir Billie Eilish ou Rosalia doivent beaucoup à Björk je crois.
Son univers visuel s’est imposé en dehors des canons que la musique pop réservait aux femmes. Björk fait exister son sexe, sans répondre à l’injonction d’être sexy. Ça n’est pas une revendication de sa part. C’est une simple évidence.
Nous l’avons retrouvée dans l’un des salons de son hôtel, à Paris. En serrant la main de chacun d’entre nous, elle a fait une petite révérence, perchée sur d’énormes platforms shoes vernies.

Elle voyage dans le monde entier depuis qu’elle est très jeune et finalement c’est le confinement, il y a deux ans, qui la conduite à retrouver son pays d’origine, plus longuement que d’habitude. Un pays où une femme qui accède au poste de Première ministre n’a rien d’extraordinaire, un pays qui n’a pas connu la révolution industrielle de la vieille Europe.

Entretien

Björk : Je pense que ce que j’ai réalisé après tous mes voyages, c’est que même si on est devenu un pays moderne du XXIe siècle, nous sommes resté·es très connecté·es avec la nature, elle fait vraiment partie de notre quotidien.

Rebecca Manzoni : Donc dans ce disque autant que dans les précédents et même peut-être encore plus que dans les précédents, il est aussi question de faire entendre cette Nature ?

Björk : Oui, parfois quand je veux décrire un son c’est plus facile de recourir au visuel. Dans mon dernier album (Utopia), il y avait beaucoup de flûtes, de synthétiseurs, avec des sons liés à l’élément air. Or, cet album Fossora c’est plutôt le contraire, il est plutôt question de creuser dans le sol, d’enfoncer ses pieds dans la terre. Ou de rester au même endroit suffisamment longtemps pour t’amener à faire pousser des racines solides ou des connexions avec ton entourage proche et le lieu dans lequel tu vis.

Quel rôle joue la marche dans la composition de votre musique ?

Björk : Oui, je me suis mise à chanter en marchant quand j’étais enfant, c’était normal pour moi cette activité, je n’ai jamais prévu de la partager un jour. Ce n’est que bien des années plus tard que je me suis décidée à partager, c’est pour cela que mon album solo est sorti assez tard, j’avais 27 ans je crois. C’est là que j’ai décidé de partager ma « musique en marchant. »

C’est comme cela que vous l’appelez ? « Walking music » ?

Björk : C’est la première fois, avec vous aujourd’hui, que je formule cela ainsi. Je pense que beaucoup de chanteur·euses ou de compositeur·ices vont créer des chansons à la guitare ou au piano d’abord. Dans mon cas, c’est en marchant dehors que ça fonctionne. Cela peut paraître un peu bizarre, mais en Islande on marche beaucoup, c’est un aspect important de notre mode de vie.

Six clarinettes basses, plus des pulsations tribales et techno, c’est notamment autour de ces piliers sonores que Björk a construit son nouvel album Fossora. Pour ses pulsations, elle a fait appel à un duo de Dj indonésien et elle leur a présenté son disque en disant : « c’est mon album champignon ». Faire de la musique comme on creuse la terre. Ce duo techno indonésien s’appelle Gabber Modus Operanti, Gabber comme gabber music, et c’est quoi ?

Björk : Pour décrire le gabber, d’abord c’est la vitesse.

Et c’est cette vitesse que vous recherchiez ?

Cela n’était pas planifié. C’était plus qu’en étant en quarantaine, pendant la pandémie, beaucoup de chansons sont devenues assez lentes. Et comme tout le monde s’est mis à organiser des sessions psy dans son salon, ou s’improviser coiffeur ou faire de leur maison un restaurant, le salon pouvait aussi devenir une boîte de nuit le vendredi soir. Et c’est le moment où le gabber s’est imposé pour moi. Donc il y a plusieurs chansons de l’album qui sont très lentes, et après quelques minutes, le rythme s’accélère beaucoup. C’est le moment où tu te lèves et tu danses frénétiquement. Puis la minute suivante tu te rassois et tu prends un autre verre de vin. C’est vraiment du clubbing domestique en temps de pandémie.

Il y a un très grand critique musical qui s’appelle Alex Ross, qui explique que dans l’histoire du chant, on a gommé le plus possible tout ce qui était physique (les claquements de langue, la respiration, les bruits de bouche) et vous, vous faites exister cela dans votre voix. Est-ce que c’est une recherche particulière pour vous ?

Oh merci. Je prends ça comme un compliment ! Je pense qu’en considérant tou·tes mes chanteur·euses préféré·es sur la planète, j’ai dans ma playlist des gens d’un peu partout, je comprends très bien ce que vous voulez dire. Ce sont des qualités que j’adore moi-même. Comme par exemple chez les interprètes de fado ou de flamenco, ou d’Azerbaïdjan ou du Pakistan, que j’apprécie beaucoup. Je pense que ma manière de chanter s’apparente au chant folk ou « ethnique », où il est davantage question du corps, et où il est autorisé de prendre de l’âge. Tu peux écouter de la musique magnifique qui vient de l’île d’Okinawa au Japon, où les gens peuvent chanter jusqu’à l’âge de 90 ans, et apprécier les différentes qualités des voix [selon les âges]. J’adore ça. J’ai aussi une cassette favorite, par une personne de votre coin, Louise Bourgeois, qui n’est malheureusement plus en vie. Elle y chante des comptines quand elle avait, je ne sais pas, 80 ans ? Tout en tirant sur sa cigarette [Björk imite Bourgeois chantant] Elle chantait de cette manière. Et j’aime beaucoup beaucoup ça.

Il y a aussi évidemment à chaque album tout un travail sur l’image, sur la pochette. À chaque nouvel album, vous inventez un personnage. Est-ce que vous pouvez décrire le personnage qui illustre la pochette de Fossora ?

Oui, je pense que c’est que j’ai appris depuis que je fais de la musique, et ça fait un moment maintenant, c’est que je me suis améliorée avec le temps pour le visuel. Je les vois un peu comme des cartes de Tarot en mode DIY. Par exemple pour cet album je voulais vraiment être dans le sol, donc on fait on a fabriqué une mise en scène dans laquelle je serais sous terre. Les couleurs sont sombres et évoquent la terre. Mais en général pour la position de mon corps, si je suis plus ou moins proche de l’objectif, c’est juste un moyen de décrire le son de l’album.

Est-ce que vous avez conscience de à quel point vous avez fait totalement voler en éclat les canons de la pop et dans la musique et aussi dans l’image, et notamment dans l’image des femmes.

Un autre compliment, merci ! Mmh. Je pense que je ne m’en préoccupe pas réellement. Je m’intéresse plus au marathon que je vais courir jusqu’à mes 80 ou mes 90 ans et au fait de m’améliorer encore et encore. J’admets que oui, je suis engagée pour documenter ma vie jusqu’à ma mort, mais ça n’a pas d’importance si le public est composé de trois personnes ou trois millions de personnes.

Vraiment, peu importe ?

Bon évidemment je suis très heureuse si 3 millions de personnes écoutent. Bien sûr. Mais quand j’ai commencé à composer ma propre musique à l’adolescence, dans un groupe punk, on avait 17 personnes qui venaient assister à nos concerts. Je crois que c’était très clair pour nous qu’on n’allait pas vendre notre âme ou nous compromettre pour gagner un public plus large. Ou rejoindre des maisons de disque pour ce faire. On avait en face cette entreprise qui vendait du Beethoven et du ABBA, donc pour nous c’était tout de suite très simple de voir si on faisait partie du groupe des gentils ou des méchants. Et je travaille toujours en Islande et en Angleterre avec le même groupe de personnes, j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer Derek Birkett, de One Little Independent, quand j’avais 16 ans, qui est toujours mon agent et le patron de mon label, et un punk anarchiste.

Je vais faire une déclaration ! (rires) Mes albums ont toujours été les mêmes et ça n’a pas changé, ils ont toujours été comme ça. Un équilibre entre musique électronique expérimentale, techno, ballades et des petites touches pop sucrée par-ci par-là, pas trop, juste des petites touches.

Ce qui change avec Fossora, il y a plusieurs chansons dédiées à votre mère (ndrl. Sorrowful Soil et Ancestress). Quelle femme était-elle ?

Björk : Elle était assez radicale, je dirais. On a déménagé et elle a choisi de nous emmener, mon frère et moi, en dehors de Reykjavik, au bord d’une rivière. Je n’ai pas très bien compris à ce moment-là. Maintenant je comprends mieux. Elle voulait me sortir du monde patriarcal. Et j’ai été élevée en dehors de tout cadre autoritaire ou de toute discipline. Ce qui est une chance pour moi parce que je n’aime pas l’autorité. Si j’avais dû subir une quelconque autorité ça se serait probablement très mal passé. Donc oui, elle est très en avance sur son temps. Mais peut-être que pour les choses qu’une mère doit faire, elle n’était pas très volontaire. Mais c’est compliqué de juger parce que c’est générationnel. Je pense que je suis de cette génération, je ne sais pas comment vous l’appelez en France, pour nous c’est "les enfants à clé".

Les enfants-clés. Ceux qui ont une clé autour du cou pour rentrer seul·es à la maison.

Björk : Je suis de cette génération. Donc je ne crois pas que ça vienne de ma mère elle-même, c’était plutôt un changement générationnel. De retour à la maison après l’école, on restait sans surveillance pendant plusieurs heures avant l’arrivée des parents, c’était comme ça pour tou·tes mes ami·es en Islande, et on est d’accord pour se dire que c’était bon pour nous. Ça nous a aidé à nous forger un caractère.

Dans ce disque, vous êtes une fille, vous êtes une mère, parce qu’il y a votre fille et votre fils qui participent. Votre fille a participé notamment à la dernière chanson, Her Mother’s House. Qu’est-ce que vous lui avez demandé, dans l’écriture de ce texte, Björk ?

Björk : Eh ben, j’avais écrit cette chanson et j’ai ce très étrange sens de l’humour, disons que c’est ma façon de me moquer de moi-même et de ma manière maladroite de lui dire au revoir. Parfois je suis très légère au moment du départ quand elle quitte la maison et parfois je suis très maladroite, je suis très nulle. Donc cette chanson c’est comme une blague pour rire de moi-même. Au moment de laisser partir son petit quand il quitte le nid. Donc je lui ai proposé d’écrire les paroles pour qu’elle puisse dire quelque chose de la situation en retour, mais elle est très polie... (rires) Bon, je pense qu’au final elle dit « allez, tu ne fais pas du mauvais boulot, t’inquiète ». On verra ! (rires)

Vous publiez une série de podcasts en même temps que la sortie de ce disque, qui reviennent sur chacun de vos albums, donc vous avez réécouté des interviews de vous. Quel regarde vous portez sur l’artiste que vous étiez à vos débuts ?

Björk : Bonne question. Euh... Je pense que dans les années 90, comme pour toute personne qui a la vingtaine, j’étais beaucoup plus impulsive, plus intuitive. Et j’ai appris en vieillissant à être plus attentive au subconscient. Je comprends mieux ce qui se passe. En avançant en âge, on gagne en épaisseur, en complexité, ce qui n’est pas nécessairement mieux ou moins bien, c’est comme les pommes et les oranges, c’est juste différent. Certaines choses deviennent plus faciles : pour ce qui est de la technique, pour organiser plus facilement sa journée et son énergie, pour mieux se coordonner avec ses proches, dans le respect de leur propre tempo et leur propre énergie, c’est plus simple. Des choses comme ça. Quand j’essaie de penser à ces différentes périodes, je dirais que c’est la même chose qu’avec ma voix, comme je le disais précédemment. On gagne certaines choses, on perd certaines choses. Je pense qu’il y a une certaine force dans la simplicité de Debut. Et dans sa nature impulsive. C’est bien la simplicité parfois. Mais il y aussi le fait qu’aujourd’hui j’ai davantage d’outils à ma disposition, je suis meilleure pour la production, meilleure pour les arrangements... Bon voilà je ne sais pas quoi ajouter ! (rires) Est-ce que c’est une bonne réponse ?

Yes, yes. The present time is great.

Björk : Ouais, je pense que chaque période au cours d’une vie est géniale. C’est juste différent pour chacune.

Merci beaucoup Björk.

Björk : Oh merci. Merci.

par Rebecca Manzoni, Traduction : Riri (un grand merci !) publié dans Totemic - France Inter