Tellurique et robotique, Björk est double. Un mélange bizarre : du fond et des formes, des pierres et du vent, du génie et du superflu. C’est à l’image de son habit, un jour de fin octobre dans l’East End de Londres. En apparence, une jolie tunique rouge à paillettes ; en réalité, un pan de tissu écarlate jeté devant une combinaison moulante en nylon blanc.
Son neuvième album, Vulnicura, paru le 26 mars, était celui de l’intense douleur, de la rupture avec le plasticien Matthew Barney, père de sa fille Isadora, 13 ans, et de la reconstruction. Il vit aujourd’hui une seconde existence avec Vulnicura Strings, paru le 6 novembre en CD et le 4 décembre en vinyle. Pour construire cette version acoustique pour cordes, Björk s’est fixé une règle inhabituelle : « No techno. » En moins d’un an, l’album aura subi divers traitements : des fuites anticipées sur Internet en janvier, des remixes, et des concerts l’été dernier avec d’exceptionnels effets visuels, dont des vidéos qui plongent en profondeur dans les miasmes de la nature et la géométrie des sons.
Avant même de la rencontrer, à Londres, Björk nous apparaît à travers un casque de réalité virtuelle, qu’on nous colle dès la descente de l’Eurostar. On la voit virevoltante et dédoublée dans le clip Stonemilker, version « strings », tourné à 360° sur une plage volcanique près de Reykjavik. La 3D donne le tournis, mais Björk et son entourage auront ainsi exorcisé leur peur de ne plus être à la pointe de la technologie. C’est un péché récurrent, et parfois un étouffoir. Son précédent projet, Biophilia (2011), avait été enfoui sous un monticule d’iPad et d’applications ; l’exposition consacrée à Björk au MoMa de New York, au deuxième trimestre 2015, était encombrée par les concepts.
Björk a beaucoup collaboré avec son ami Antony Hegarty, chanteur d’Antony and the Johnsons, à la pointe du combat des queers et des transgenres. La chanteuse aime les entre-deux. Un état intermédiaire qui lui sert de grille de lecture du monde, et qu’elle applique aussi à la géopolitique : « Il y a les pays du premier monde, ceux du tiers-monde, et puis les pays du deuxième monde, dont je suis issue. Ces pays n’ont pas participé à la révolution industrielle à la même époque que l’Occident. Ils ont été traités comme des colonies – l’Islande, sous domination danoise, a été déclarée indépendante en 1944. Cette dépendance imposée si longtemps a eu un grand effet sur l’âme de notre pays. C’est passé dans notre sang. La révolution industrielle a eu lieu au XXe siècle, quand la connexion avec la nature était toujours puissante, et la technologie déjà présente. Nos premières usines ont quarante ans. »
Björk évoque le cinéma d’animation de Hayao Miyazaki, son exploration de la relation de l’humanité avec la nature et la technologie dans un Japon où s’empilent des cultures. « L’animisme shintoïste n’a pas été éradiqué par le bouddhisme, imposé au VIe siècle. En Islande, le christianisme n’a pas détruit les croyances païennes. Je suis animiste, comme beaucoup d’Islandais. » L’Althing, le plus vieux Parlement du monde, avait autorisé l’implantation du christianisme en l’an mil afin d’éviter une guerre avec le royaume de Norvège, tout en imposant la pérennité des cultes païens.
Le monde est peuplé de créatures invisibles qui vivent parmi nous, « pas forcément des elfes ou des trolls, c’est réducteur, mais oui, de l’énergie, des vibrations. C’est physique. Nous devons les honorer. Il y a un côté noir, bien sûr. Si on penche vers ce côté, il y a un effet domino, et on tombe dans la névrose – « l’ego de l’esprit », je l’ai lu dans un livre que Timothy Morton [penseur écologiste américain] m’a conseillé. L’anxiété, c’est comme si votre cerveau s’emballait dans un solo de guitare, il faut l’arrêter. Il faut redescendre, suivre les lignes de la composition et du travail de groupe ».
Björk s’est beaucoup engagée pour la défense de l’environnement. Elle s’est notamment mobilisée contre les barrages hydroélectriques, après la construction de la centrale de Kárahnjúka, dans l’est de l’île. « En Islande, nous avons une extrême polarisation politique entre la gauche et la droite. La première a réagi à la crise de 2008 en mettant les banquiers en prison [la couronne islandaise avait perdu 50% de sa valeur en quelques mois]. Arrivée au pouvoir il y a deux ans, la droite s’attache à démonter tout ce que la gauche a fait, elle privatise à tour de bras. Si nous ne réagissons pas, les derniers sanctuaires naturels de l’Europe, comme le plateau central ou les îlots éparpillés le long de nos côtes, vont être détruits. En Islande, la géothermie est notre richesse, elle ne doit pas être privatisée. »
Reykjavik se tourne désormais vers l’Arctique. De nouvelles voies maritimes vont être ouvertes avec la fonte des glaces due au réchauffement climatique. La Chine a déjà repéré que l’Islande était à mi-chemin entre les continents eurasien et américain, et s’y implante. Björk est persona non grata en Chine depuis qu’elle y a chanté, en 2008, son titre Declare Independence, ponctué d’appels à la libération du Tibet. Björk a aussi utilisé cette chanson abrasive pour s’en prendre au pays d’origine de Lars von Trier, qui lui donna son plus beau rôle au cinéma (Dancer in The Dark, 2000). L’ancien maître de l’Islande, le royaume du Danemark, contrôle en effet les îles Féroé, temple écologique, et le Groenland, berceau encore vierge de la culture inuite.
Vulnicura était un disque torturé et complexe. Björk l’a mis à nu dans Vulnicura Strings en réécrivant les partitions, en le réenregistrant avec des invités, dont Slawomir Zubrzycki, un luthier polonais concepteur d’un exemplaire du viola organista, un hybride de violon et de clavecin dessiné par Léonard de Vinci. Y a-t-il une logique ? « A chaque fois que j’ai créé un album, je me suis dit qu’il y avait une face cachée que je devais dévoiler. Cela n’a pas été difficile pour Vulnicura, parce que je l’avais écrit de manière inhabituelle. Normalement, je commence par les beats [les séquences rythmiques], que je fais moi-même. Mais pour celui-là, les mélodies me sont venues plus naturellement que d’habitude. C’est mon album le plus psychologique, et les cordes ont tout de suite formé le fond. Le reste, je l’ai créé avec The Haxan Cloak [le Britannique Bobby Krlic] et Alejandro. »
Alejandro Ghersi, dit Arca, Vénézuélien de 25 ans, est un garçon filiforme et gracile. Ce surdoué de la musique électronique avait participé à l’album Yeezus du rappeur américain Kanye West. « Je l’ai découvert en écoutant ses « mix tapes » sur SoundCloud. Je l’ai invité en Islande. Il est gay, c’est important, et moi, je suis une femme. » On a dit que Björk avait féminisé la techno, qu’elle avait donné de l’âme à l’électronique. « J’en ai été très flattée. La technologie est un outil. Alejandro a découvert ma musique quand il était adolescent, et j’ai un vrai fan-club en Amérique du Sud – mon plus grand groupe de suiveurs sur Facebook est constitué de très jeunes gays mexicains. J’en suis fière. Ce sont des gens qui n’aiment pas le patriarcat du rock blanc. Je ne critique pas, je dis que c’est un genre auquel je ne m’identifie pas, et pourtant, j’ai fait partie d’un groupe à guitares… Je peux m’identifier à Brian Eno, ou à l’acid house, un genre assez féminin. Arca en a repris l’héritage. Il y a dans notre collaboration des éléments matriarcaux. »
La chanteuse islandaise parle ensuite de géométrie sensitive, de cercles, de perspectives, de carrés. De comment elle trouve des formes, des structures, des ambiances à la musique qu’elle imagine. Les « beats » d’Homogenic (1997) déformés dans un style « volcan islandais » grâce à sa bibliothèque de rythmes personnelle. Les sons quotidiens de Vespertine (2001), passés au filtre de la station audionumérique Pro Tools afin de générer des « beats ». Trois ans d’un travail « délicieux, mais c’était comme broder une immense couverture avec une petite aiguille ». Partout, l’organique et le virtuel cohabitent. La voix et les machines.
Un soir de juillet, nous avions croisé Björk dans les coulisses de l’amphithéâtre gallo-romain de la colline de Fourvière, à Lyon. Le concert avait été magnifique, elle buvait du vin blanc, du champagne, elle jurait de revenir, mais avec les mains. Elle était muette. « J’avais besoin d’un silence total. » Puis on s’inquiéta d’une série de concerts annulés. « J’ai voulu préserver ma voix, qui est ma force. Avant, j’étais tellement introvertie que je chantais plus que je ne parlais. Bien sûr, les mots sont importants, mais plus encore, les fréquences, les vibrations des sons. Tout cela est très physique, c’est une question de pression, de liberté, d’oxygène. » Björk, 50 ans depuis le 21 novembre, a été opérée de nodules sur les cordes vocales en 2012, elle souffre d’une candidose, une infection fongique à la gorge, travail souterrain mené par le vivant. Mais Björk n’a pas que des problèmes d’inconscient. C’est une rock star : « Je me suis aussi souvenue que quand je tournais à travers le monde avec mon groupe The Sugarcubes [à la fin des années 1980], j’étais arrivée à saturation. »
La clef du silence, cependant, est peut-être ailleurs : abrasif, frontal, intime, Vulnicura était psychologiquement difficile à chanter. « Oui, de fait, mais en tant qu’artiste, je dois écouter mon inconscient et quand je sens qu’un projet est fini, je dois l’arrêter. Mon corps était en difficulté, nous avions fait des concerts dans huit pays, des ateliers éducatifs passionnants avec des enfants défavorisés. » « Toute ma vie a été ainsi », poursuit-elle en riant comme une sauvageonne, trop d’envies, trop d’excitations, « au-delà de mes possibilités ».