Une plage de sable noir, la baie de Reykjavík devant les yeux, le phare de Grótta dans notre dos. Björk est là. Elle chante Stonemilker, extrait de son album dépressif Vulnicura qui conte sa rupture amoureuse. On voudrait lui prendre la main, lui dire que les choses vont s’arranger et qu’il faut rentrer à la maison maintenant. Sauf que nous sommes dans les galeries d’un centre d’art contemporain de Montréal, parmi 25 autres personnes coiffées de lunettes de réalité virtuelle (VR pour virtual reality ) et d’un casque audio. Après Sydney, Tokyo et Londres, la métropole québécoise accueillait, cet automne, l’exposition « Björk Digital » : cinq vidéos musicales en réalité virtuelle, dont Family, au cours de laquelle on pouvait interagir, un capteur dans chaque main, pour tenter de soigner un cœur qui saigne.
L’expérience ne se décrit pas. Si vous n’avez jamais porté des bonnes montures de VR, croyez-nous donc sur parole : les capacités cognitives et émotionnelles sont sévèrement perturbées par ce stimuli immersif dont personne ne mesure encore les limites. Les progrès technologiques - sur la résolution des images notamment - sont exponentiels, et la chute des prix démocratise l’utilisation des lunettes dans le domaine des jeux vidéo, avant de le faire dans le porno. L’industrie musicale, freinée par son économie souffreteuse, y viendra-t-elle ?
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Et si la VR valait surtout pour ce que les artistes en feront ? Björk, attentive à ses vidéos depuis ses collaborations avec l’Américain Spike Jonze et le Français Michel Gondry, défriche le terrain. Réalisateur pour l’Islandaise de Stonemilker, Black Lake et Family, l’Américain Andrew Thomas Huang théorise son bon usage : « Tout comme un artiste choisit entre la photographie, la peinture ou la sculpture pour exprimer des idées ou des émotions, on doit toujours se poser la question du choix de la VR. Chez Björk, elle est justifiée par la vulnérabilité du sujet. » La chanteuse elle-même détaille - par mails - son intention : « Mon album étant obstinément intimiste, il y a beaucoup de situations auxquelles il ne se prête pas. Par exemple, je ne veux pas en filmer les concerts. Ce genre de sujet est fragile et, si on n’y prend pas garde, on peut vite donner l’impression de s’apitoyer sur son propre sort. En ce sens, la VR est parfaite. Je peux développer cette histoire et la partager, sans pour autant partir en tournée. Aussi, sa dimension opératique ou théâtrale est plus facilement englobée en 360 degrés. Enfin, l’immersion sous un casque de VR fonctionne vraiment très bien avec une histoire de cœur brisé. » Björk est convaincue : « Les possibilités sont infinies. Je crois que je les ai seulement effleurées. » La perspective d’un monde où la virtualité sera un vecteur de l’intimité donne déjà le vertige.