A 10 heures pétantes ce samedi-là, vêtue d’une écharpe fluo, d’un pantalon noir et d’un sac rempli d’accessoires personnels, Björk s’est présentée au studio Pin Up et a patiemment attendu l’équipe de Goude sur le plateau 7. Dans les années 80, l’endroit était à la mode ce que Canal Plus était au show-biz. Après un passage à vide, il a retrouvé sa place au début des années 2000. Sur les murs de ce lieu retranché, les portraits glacés des tops du début de ce siècle. Un monte-charge me mène au troisième étage. Dès le seuil du plateau, une électricité me saisit. Dans la pénombre d’un vaste loft, dix personnes s’affairent autour de Björk. A peine achevée la tournée promo de son nouvel album, Volta, l’Islandaise a rallié Paris pour les besoins de cette séance avec Jean-Paul Goude. Les premières idées esquissées à distance, ils se sont retrouvés dans la capitale afin de définir les quatre tableaux de cette journée.
Trois heures plus tard, c’est une fourmilière. Coiffeurs, stylistes, maquilleuse, assistants ou représentant de la maison de disques s’agitent en tous sens tandis que la dame prend la pause, juchée sur les hauteurs d’un cube. Elle porte une longue robe blanche en voile étrangement proche d’une tenue mortuaire et un singulier masque de dentelle, et brandit une lance de chasseur du royaume du Dahomey qu’elle ne quittera plus... L’IMAGE EST SI SAISISSANTE qu’elle me frappe en plein cœur et me force au recul. Dans la pénombre de ce plateau où les principales sources lumineuses convergent vers la chanteuse, je me tais discret et trouve une place un peu en retrait, au cœur d’un carré de canapés club. Un poste d’observation idéal pour suivre la progression des deux titans. Lui, Goude, aujourd’hui sexagénaire, propulse directeur artistique d’Esquire à trente ans, puis "auteur d’images" pour Grace Jones, son égérie et la mère de son fils, pour Chanel ou Kodak. Lui dont l’univers privilégie depuis trente ans l’exotisme, la danse, le magique et par extension la musique. Lui qui trouve en Björk un modèle sans équivalent, à l’étrangeté, au caractère et au magnétisme uniques dans la pop actuelle.
Elle ensuite. Devenue en une quinzaine d’années la figure majeure d’une avant-garde pop, mais qui, depuis les cartons des albums Homogenic et Post, semble s’éloigner toujours davantage des attentes du grand public. Björk, artiste du paradoxe sinon de la rupture, aujourd’hui inscrite dans la conscience collective pour son image plus que pour son œuvre. Exigeante, radicale, cherchant sans cesse de nouveaux territoires d’expression, et cela en exact contre-pied des diktats imposés par l’industrie musicale.
Concentration à son comble quand le photographe suggère soudain une pause. Il s’installe fébrilement à une table lumineuse, puis découpe avec précision le contour de Polaroids, les juxtaposant, les assemblant comme d’étranges mosaïques. Le hasard veut que la chanteuse vienne s’asseoir à côté de moi. Elle boit son thé à la paille, tâchant de ne pas perturber l’équilibre de sa coiffe signée Jean-Paul Gaultier. Un assemblage forme de dards en ivoire qui soutient le fameux masque de dentelle... UNE CONVERSATION S’ENGAGE sur le Mali où elle s’est récemment rendue, et sur sa collaboration avec l’ensemble congolais Konono n°1, invité sur Volta. L’échange n’a rien de chaleureux. La dame n’est pas ici en promo. On comprend dans l’attention permanente qu’elle porte au déroulement du shooting qu’elle entend en conserver le contrôle. Car, Björk est, à l’instar de Goude, une artiste de l’’mage. Aucune fausse note dans celles qui ont jalonné sa carrière, aucune complaisance dans ses représentations, tour à tour confiées aux meilleurs photographes de sa génération - Nobuyoshi Araki, David Sims, Terry Richardson, Warren Du Preez et Nick Thornton-Jones, Jean-Baptiste Mondino, Nick Knight... Björk ne fait pas la conversation, n’en rajoute pas dans la politesse ou l’humilité. Elle est là, point. Son magnétisme double d’une autorité naturelle désarme les bavards, décourage toute digression et exige de l’ensemble de ses collaborateurs précision, compréhension et créativité. Goude s’est à son tour assis sur le cube au centre du studio. ll cherche. Elle l’observe, attentive, semblant lire ses intentions. Plus tard, alors que la prise de vues est déjà bien avancée, il aura ces mots un rien désabusés pour qualifier leur collaboration : "Elle fait sa photo elle- même... C’est bien, car elle propose des trucs qu’on ne lui demanderait jamais. Elle se connaît parfaitement et sait exactement ce qu’elle veut. Même chose pour le maquillage. C’est elle qui décide, mais toujours avec élégance, sans jamais imposer aucun rapport de force." Loin de se sentir manipulé par elle, Goude préfère se mettre à son service. ll joue, exalte son modèle, lui insuffle de l’énergie et l’encourage à creuser toujours plus profond. Dans cet univers retranché où tout évoque le bourdonnement d’un plateau de cinéma, où chaque personne considère (a raison) son rôle comme capital, ou des phrases capturées à la volée deviennent grotesques une fois sorties de leur contexte (’Apporte les cheveux, oui, tout le sac !”), Goude apparaît comme humain, trop humain. BJÖRK, ELLE, FAIT FIGURE D’ARCHANGE et instille une tension à laquelle personne n’échappe. Une mélodie, jusqu’ici jouée en sourdine, s’élève à sa demande. Goude rechigne mais n’y peut rien. ll n’aime pas travailler en musique : "Ça prend tellement qu’il devient difficile de se concentrer Mais aujourd’hui, c’est différent, c’est elle qui commande... ” On monte le volume. Dès lors se succèderont LFO, Nina Simone ou Liquid Liquid.
Goude veut en finir avec ce premier tableau, La tension franchit brutalement un palier. Dans un sourire, il l’encourage : ”Let’s go to warl” Aussitôt, Björk brandit sa lance et se fige dans une pause de mise à mort. Satisfait, il annonce la fin de cette première étape - et soulage son équipe de la pression accumulée. Sans effusion, Björk rejoint la mezzanine où s’étalent vêtements de créateurs, effets personnels et maquillage. Une partie de l’équipe se retire fumer une clope. Goude, lui, ne quitte pas le plateau. Tout en évoquant le dernier spectacle de Pina Bausch, il supervise les détails du prochain tableau. LA SÉANCE PREND ALORS DES AIRS DE MARATHON. Les créateurs Fred et Rob Whittle et Alan Davies surgissent avec une coiffe mutante, au croisement d’un totem indien bariolé et d’un casque aztèque royal. À présent habillée en vamp, Björk s’en empare puis patiente, ponctuant cette attente de son fameux tic, lorsque sa langue vient comme un éclair lécher sa joue, renforçant encore son air de félin. Goude s’est éloigné de quelques pas. Sans la quitter des yeux, il esquisse un croquis, et repart s’installer derrière son appareil. Elle en profite pour jeter un rapide coup d’œil au dessin, puis en offre aussitôt sa vision, personnelle et enrichie... La prise de vues peut s’engager, longue à nouveau, appliquée toujours, tendue forcément, sans qu’aucun trouble n’apparaisse entre les deux créateurs. La fatigue s’insinue sur le plateau, mais épargne le couple, tout à son art.
Plus tard encore, après l’arrivée d’assiettes, de sandwichs et d’autres vêtements (dorés cette fois, que le styliste qualifie de ”Broadway"), rien, pas même le désir d’une trêve, ne viendra perturber la communion qui s’est installée entre les géants. Vers 18 heures, la séance touche à sa fin. Björk a indiqué qu’elle souhaitait dîner à 19 heures, avec Matthew Barney et lsadora (son époux et sa fille). Le plateau se vide à la demande expresse de l’lslandaise ("Il y a trop de monde, ça la stresse... "). Je salue brièvement et quitte la vie indolente de ce quartier bruissant sous les ondées. A l’entrée du métro, alors que me colle encore à la peau l’intensité de cette journée, je me fige devant un kiosque arborant la couverture d’un hors-série dédié à Björk. L’accroche ? "Génie en Liberté’