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Biophilia

La musique conjuguée au futur

Sciences et Avenir, 1er juillet 2012

Harpe géante, instruments hybrides... de Björk aux concerts de l’Ircam, l’innovation est au cœur de la création musicale contemporaine.
Pour produire des sons nouveaux mais surtout pour renouer avec une certaine liberté d’interprétation.
Inventaire des plus surprenants.

De Björk on connaît la voix cristalline, l’allure excentrique et le caractère bien trempé. Mais on connait moins la passion de la star internationale islandaise pour l’innovation et la recherche en matière d’instruments de musique. Ses deux prochains concerts en France, autour de son album Biophilia, seront à nouveau l’occasion de découvrir des outils originaux, et donc d’écouter des sons inédits. En 2007 déjà, la musicienne avait utilisé sur scène une invention révolutionnaire d’une équipe de chercheurs de l’université Pompeu Fabra de Barcelone (Espagne), la "Reactable". Cette imposante table tactile produits des sons et des effets sonores en réagissant aux mouvements des doigts et des objets que l’on fait glisser sur sa surface.

Cette fois pour Biophilia, l’artiste a commandé à un fabricant britannique de cymbales et de percussions, Matt Nolan, un "Gameleste". Un néologisme désignant un instrument croisant le gamelan - un ensemble de percussions métalliques javanais - et le célesta, un hybride de métallophone et de piano. Elle a surtout travaillé avec un créateur new-yorkais de robots musicaux, Andy Cavatorta, pour mettre au point la "Gravity Harp", une installation impressionnante. L’ensemble compte quatre harpes-pendules, des tiges de trois mètres en fibre de verre et polymères, autour desquelles sont tendues verticalement des cordes. Lors de la course du pendule, la corde rencontre une tige de bois fixée à l’horizontale et le contact provoque un pincement, comme le ferait le doigt d’un harpiste. Le mouvement de balancier des pendules est assuré par la gravité. Ceux-ci sont cependant équipés de moteur et de systèmes électroniques contrôlables depuis un ordinateur, conçu par Patten Studio, une société spécialiste de l’interactivité. Un dispositif qui sert à lancer ou arrêter la machine à la demande, à programmer ou modifier le rythme du balancement et à commander en temps réel - la réaction est de l’ordre de quelques millisecondes - la rotation des pendules sur eux-mêmes, de manière à faire pincer telle ou telle corde. Si chaque pendule observe un balancement régulier, c’est la combinaison des quatre, réglés de manières différentes, qui crée la variété des rythmes et des mélodies. Ainsi la totalité de l’instrument peut véritablement être jouée en direct, selon les désirs du musicien, lequel peut même improviser.

Autre élément innovant, qui tient autant de l’instrument de musique que de l’effet visuel : une bobine tesla - machine électrique fonctionnant en courant alternatif - est contrôlée par la technologie MIDI (Musical Instrument Digital Interface) pour faire office de la ligne de basse. Ainsi, à chaque noté jouée depuis un clavier, un ordinateur ou la Reactable, un jeune musicien informaticien, Max Weisel, envoie directement un signal à la bobine. Celui-ci transite par un convertisseur MIDI qui déclenche le son correspondant, "joué" par une décharge électrique de la bobine, produisant ainsi un grésillement et un éclair bleuté digne d’un film de science-fiction ! Un dispositif spectaculaire, déjà testé par le bassiste du groupe de rock américain Primus ou pas le groupe ArcAttack, qui contrôle la bobine par la voix.

En faisant appel à tous ces créateurs, Björk s’inscrit dans la grande tradition d’innovation qui n’a jamais cessé d’animer les musiciens les plus doués. on peut ainsi rappeler pour ne citer qu’un exemple cette soirée du 3 février 1844 où Hector Berlioz fit sensation lors de la présentation d’une nouvelle version du Chant sacré. Il proposa alors une forme orchestrale écrite pour un sextuor à vents dans lequel s’insérait un tout nouvel instrument en forme de S, hybride de clarinette et de trompette, joué par son inventeur, le facteur belge d’instruments Adolphe Sax : un saxophone. Le brevet en sera déposé deux ans plus tard, en 1846. Pour Sax, l’enjeu résidait dans la création d’un instrument plus puissant que la clarinette plus riche en basse mais aussi à la sonorité plus douce, proche finalement du son obtenu avec des instruments à cordes. Autre originalité : le saxophone, pourtant fat de métal, reste classé dans les bois et non dans les cuivres en raison de son embouchure à anche.

Pour les concepteurs, l’enjeu ne réside pas uniquement dans la création de nouveaux sons mais aussi dans la préservation de l’exécution par un musicien, avec les nuances et les imprécisions de son jeu. Ainsi les nouveaux instrument électroniques que l’AlaphaSphere encore en cours de développement, ou l’Eigenharp, utilisé notamment par le musicien Dino Soldo qui accompagne le chanteur Leonard Cohen, en sont emblématiques. Ils ont été mis au point par des ingénieurs lassés de l’expressivité limitée et du peu de liberté d’interprétation laissé par la musique électronique contrôlée depuis un clavier d’ordinateur ou de synthétiseur. Ce qui est majoritairement le cas. "Depuis la démocratisation de l’ordinateur, relève Arshia Cont, chercheur à l’Ircam" (Institut de recherche et coordination acoustique/musique) au sein du groupe Représentations musicales, on a un peu saturé le vocabulaire électronique. Ce ne sont pas les effets qui manquent. La tendance est maintenant de parvenir à restituer le niveau de complexité les subtilités de la pratique d’un instrument." Même si, le chercheur le reconnait volontiers, l’Ircam lui-même s’est essentiellement concentré pendant ces vingt dernières années sur l’ingénierie du son. Aujourd’hui, avec son projet Antescofo, l’institut renoue avec des recherches davantage axées sur l’expressivité. L’Eigenharp, instrument entièrement électronique doté de 132 touches et relié à un ordinateur, embarque quant à lui une technologie d’intelligence artificielle capable de simuler le résultat du toucher humain : "On reproduit l’imprécision de la pression des doigts sur les touches, on réintroduit le chaos", résume Geert Bevin, programmeur chez Eigenlabs, société britannique qui fabrique l’instrument. Cela va même plus loin. Les concepteurs estiment que, comme pour tout instrument de musique l’Eigenharp ne doit pas se limiter à ses capacités d’origine. "La guitare électrique n’a pas été conçue pour jouer en distorsion : ce sont les interprètes qui l’ont fait", rappelle Geert Bevin. Pour ce faire, l’environnement logiciel de l’instrument est en "open source", autrement dit modifiable par tous les utilisateurs capables de programmer selon leurs envies et leurs besoins. Certains d’entre eux ont ainsi pu créer une extension permettant de faire réagir l’instrument à la voix, d’autres lui font piloter de la lumière en fonction des notes jouées, etc. Au début de l’année, Eigenlabs organisait ainsi une "convention d’utilisateurs", histoire de confronter les travaux des uns et des autres.

Dans ce contexte, le standard MIDI, inventé au début des années 1980 et très utilisé pour faire communiquer des instruments entre eux, est en train de montrer ses limites. Rappelons que ce système permet à un instrument émetteur d’envoyer un signal (une note jouée) à un instrument récepteur équipé d’un convertisseur MIDI : celui-ci déclenche alors la note ou le son correspondant. Pour faire simple, on peut ainsi, en pinçant les cordes d’une guitare par exemple, jouer à distance d’un piano ou d’un xylophone ou relier cette guitare à un ordinateur ou à un synthétiseur. Problème : pour envoyer un signal, il faut qu’il y ait un effet percussif au départ, autrement dit il faut appuyer sur une touche de clavier, faire vibrer une corde de guitare, taper sur une percussion, etc. "Vous ne pouvez pas faire comme avec un piano, jouer avec la pédale forte sur la résonance déjà produite", explique Gert Bevin. Dans ces conditions, difficile d’aller très loin dans les nuances du son. le signal MIDI pose un autre problème, comme le relève Arshia Cont à l’ircam : son temps de latence est trop long ce qui limite l’interactivité.

À l’inverse, l’arrivée de technologie tactiles ouvre des portes inédites. "Avant nous étions limités par la taille des instruments, le matériel nécessaire, nos propres aptitudes physiques, notre agilité", estime Carlos Morales, de la société espagnoleReactable Systems, qui fabrique la Reactable. Y compris pour la musique électronique qui exige un savoir actionner quelques boutons et claviers et ajoute de la rigidité. "Avec les interfaces tactiles, on renoue avec la sensation, le toucher", estime Benoît Meudic, réalisateur informatique musicale. Pour autant, pas question bien sûr de remiser pianos et violons pour trouver le salut dans le numérique ! "les instruments existants sont déjà bien suffisants, mais rien ne nous empêche d’en créer de nouveaux. Il est encore loin le temps où il n’y aura plus que des symphonies pour iPad.

par Arnaud Devillard publié dans Sciences et Avenir