Digitale Diva

Télérama n°3218, 19 septembre 2011

Manchester, 30 juin 2011. Soleil d’été, détente d’une fin d’après-midi britannique. Dans quelques heures, Björk donnera le coup d’envoi de sa nouvelle tournée mondiale. A l’intérieur du Campfield Market Hall, une petite halle modèle Baltard du centre-ville, on s’affaire. Pas d’icône islandaise fantasque à l’horizon, mais sur la scène centrale (un carré surmonté d’écrans), une dizaine de musiciens et de techniciens donnent un dernier tour de vis, qui à une boîte à musique géante, qui à une harpe futuriste en bois brut. Plus loin, un vieil orgue s’anime comme par magie. Il est relié par des câbles à une console recouverte d’ordinateurs. Au-dessus de nos têtes, d’une cage de Faraday suspendue à un filin, un éclair jaillit. Sursaut général.

Il reste deux heures à peine avant le concert, et la grappe de journalistes présents tente de comprendre les ­explications d’un savant fou au sujet de cette fameuse boîte à musique-cornet géant, alimentée par l’énergie solaire. Le harpiste, lui, s’est inspiré des lois de la gravité, à la demande de Björk, pour inventer son instrument. Par un mouvement de balancier et un système de quart de tour, les quatre piliers équipés de cordes pincées peuvent reproduire n’importe quelle mélodie programmée par ordinateur. On le croit sur parole.

Ces drôles de machines figurent toutes sur Biophilia, le nouvel album de Björk. Il devait paraître le 23 septembre, elle a repoussé sa sortie au 10 octobre pour y apporter quelques retouches de dernière minute. Sa maison de disques s’est adaptée. Björk est une de ces étoiles qu’on ne contredit guère.

Madone expérimentale
20 heures. Un petit vent s’est levé et la foule se presse désormais devant la salle. On est venu depuis Londres voir la star. Une large silhouette un peu gauche sort d’un taxi noir. C’est le chanteur Antony Hegarty (d’Antony and the Johnsons), suivi du comédien Willem Dafoe. Ils rejoignent tranquillement la tribune des VIP. Pour sa nouvelle tournée, Björk a choisi le principe des résidences. A la place d’un unique concert dans une grande salle, elle a préféré donner une série de six concerts sur trois semaines dans des lieux plus intimes. Ce soir à Manchester, deux mille chanceux assistent au premier. Une chorale s’avance en file indienne vers la scène, vingt-quatre jeunes femmes islandaises habillées d’or. Björk apparaît : robe bleu électrique, perruque rouge flamboyant, maquillage simiesque. Un inédit pour commencer, Mutual Core, tout en syncopes pour évoquer les forces tectoniques. La voix est forte, acrobate, gutturale et, pourtant, cristalline. Au premier rang, un fan prie. Björk ne parlera pas jusqu’à l’ovation finale.

Biophilia, son onzième album, est une création musicale, certes, mais aussi technologique, éducative, expérimentale et ludique. Un projet farfelu parfois, difficile à cerner. Multiple, à l’image de son initiatrice, Björk Gudmundsdóttir, 46 ans, dont trente-cinq de carrière, icône pop, madone expérimentale au passé punk, désormais compagne d’une star de l’art contemporain, l’Américain Matthew Barney. Quand on la rencontre à Paris, quel­ques semaines après Manchester, sa perruque est toujours aussi rouge, mais elle a rétréci de quelques tailles, le maquillage a disparu. Björk sourit doucement. Biophilia ne ressemble à aucun autre de ses disques. Le projet a germé dans son esprit, comme souvent, dit-elle, « en réaction au précédent ». En l’occurrence Volta, disque fou, dansant, rebelle, qui l’avait emmenée sur les routes pendant plus d’un an et demi. « Les six derniers mois, je commençais à voir des mirages : je m’imaginais à la maison, en train de composer tranquillement. L’impatience a grandi peu à peu, à tel point qu’une fois arrivée je ne pensais plus qu’à ça. »

Il y est question d’harmonie entre l’homme, la nature et la technologie, quand Volta était avant tout combatif, « sur les indépendances, la volonté, la revendication. » En Chine, le tube Declare independance, chanté pour le Tibet, avait fortement déplu aux autorités. Elle rit. « A la fin de la tournée, je n’en pouvais plus de jouer Declare independance tous les soirs ! J’avais envie de trouver des solutions. » Les dix morceaux qui composent Biophilia sont d’un calme apaisant, le chant a retrouvé le goût des mélodies, même si chez Björk, l’évidence n’est jamais de mise. Elle a puisé son inspiration dans un ouvrage d’Oliver Sacks, Musicophilia. Un essai sur les liens entre musique et neurologie. Björk en a tiré un univers où la musique semble prendre vie sous forme de cellules, de virus, de chromosomes, mais aussi de lave, d’éclair et de poussière de Lune !

Au départ, Biophilia était une idée (presque) simple. Un disque, bien sûr, mais accompagné d’une installation. Une sorte de maison musicale à visiter. A chaque morceau de l’album correspondait une pièce. La maison aurait suivi l’artiste à chacune de ses étapes autour du monde. Björk a ensuite pensé à un film en 3D. En 2010, l’ar­rivée de l’iPad, la célèbre tablette d’Apple, a tout chamboulé. Fascinée par les technologies tactiles depuis Volta (sur la tournée, elle utilisait déjà deux instruments tablettes : le Lemur et le Reactable), Björk s’est passionnée pour l’outil, au point de vouloir non seulement composer avec, mais y transférer l’ensemble du projet, de sa conception à sa distribution.

D’installation, Biophilia est devenu application, ou plutôt suite d’appli­cations (ces micrologiciels nés avec l’iPhone) téléchargeables. Elles correspondent chacune à un titre de l’album. Björk les a conçues comme des étoiles singulières qui forment la galaxie Biophilia, à l’apparence d’un cygne intergalactique. Il est signé des graphistes M/M. Björk leur est fidèle depuis leur travail sur son album Verspertine, en 2001. Pluie de percussions dans sa version simplement instrumentale, le morceau Crystalline s’apparente dans sa version « appli » à un jeu vidéo fait de tunnels mystérieux et de cristaux multicolores qu’il faut amasser.

On peut l’écouter, mais aussi le modifier à l’envi, en inclinant sa tablette ou son téléphone. A ses yeux, l’iPad n’a rien d’un gadget et tout d’une révo­lution. « Enfin la technologie devient intuitive, tout le monde peut se l’approprier. Grâce à l’iPad, je peux me con­necter à une harpe, un piano et en jouer le plus simplement du monde. Je cherche depuis des années sur mes disques à faire se rencontrer le mieux possible les instruments acoustiques et les rythmes électroniques. Et là, j’ai pu les unir comme jamais auparavant. »

Réconcilier nature et technologie
Il suffit d’un doigt pour parcourir Biophilia, œuvre sonore et tactile, mais, pour y arriver, Björk a remué ciel et terre. Elle s’est adressée aux meilleurs informaticiens du moment (le studio Scott Snibbe, créateur de Bubble Harp et Gravilux, deux applications musicales célèbres, mais aussi le créateur du jeu SimCity...), a recruté des inventeurs d’instruments pour obtenir des sons inédits. Avec eux, elle a joué les docteurs Franken­stein, osé des hybridations inédites, comme le « gameleste », croisement de gamelan (percussions balinaises) et de célesta (un piano au son de glockenspiel) que l’on entend sur Crystalline. Demandé l’impossible en faisant jouer la ligne de basse de Thunderbolt par un arc électrique. Essoré les méninges du créateur de la harpe balancier qui s’anime progressivement à la fin du concert, au moment de jouer Moon. Le résultat est enchanteur.

Pendant un an, Björk a donc joué les chefs d’équipe, un rôle dans lequel elle excelle depuis longtemps. Elle a coordonné le travail de chacun, donné ses directives par e-mails, multiplié les rendez-vous. Sa motivation ? Unir les contraires, les faire dialoguer. Une obsession björkienne qui parcourt son œuvre depuis Debut. En 1993, son premier album solo avait permis à la techno d’intégrer triomphalement le monde de la pop. A 27 ans, Björk venait de quitter son groupe à guitares, les Sugarcubes, et avait rejoint la scène électronique naissante, par goût (« Tout n’était plus que rythmes et polyrythmies, quel bonheur ! »), mais aussi par désir d’émancipation : « Composer seule, c’était la garantie de ne plus jamais être uniquement la fille du groupe. Et l’électronique me le permettait. »

En 2011, à l’heure de Fukushima, Biophilia se veut une déclaration d’amour de la technologie à la nature. A moins que ce ne soit l’inverse. Une réflexion sur le corps et les éléments, à l’image de Virus, chanson d’amour et de mort à la beauté sinueuse. « En fait, je me sens un peu comme Kofi Annan dans cette histoire, à faire le lien entre les pro-nature et les pro-technologie. Je ne suis pas une personne extrême, les gens qui le sont me sidèrent, je les vois comme des puritains. »

Pour mieux se faire comprendre, Björk s’est offert les services d’une musicologue pour expliquer sa musique sur les applications, mais aussi animer des ateliers pour enfants dans chaque ville où s’arrêtera la caravane Biophilia. Donner à voir ne suffit plus, Björk veut transmettre sa passion et son enthousiasme. « J’ai l’impression de réaliser l’école de musique dont je rêvais enfant. Une école où l’on inciterait les enfants non pas seulement à interpréter, mais aussi à créer leur propre musique. »

Projet ambitieux, démesuré, Biophilia s’est appuyé sur la notoriété de Björk pour exister, mais aussi sur le géant Apple pour prendre forme, au risque de faire planer le doute sur son intégrité. Pis, sur la sincérité de sa démarche. Est-elle un outil commercial d’Apple ? L’entreprise de Steve Jobs a des airs de diable pour beaucoup. Elle le sait, ses propres amis le lui ont dit. D’autres lui ont reproché de ne pas avoir ouvert son projet à tous. Il ne fonctionne pas sous Android, le système concurrent d’Apple, et donc sur la moitié des téléphones du monde. « J’ai conscience qu’une telle association est potentiellement dangereuse, mais je crois qu’être punk aujourd’hui c’est ne pas rester dans son coin à dire non à tout. Les gens râlent contre le piratage, trouvons des solutions. J’encourage tous les artistes à se lancer dans ces nouveaux territoires. Internet est le monde d’aujourd’hui, construisons notre espace de créativité. Les businessmen ne le feront pas à notre place. »

Le disque, cependant, n’est pas sponsorisé. « Je ne reçois aucun argent d’Apple, mais j’ai construit chez eux une "boîte à applications" pour ma musique, ce qui n’avait jamais été fait. Ils m’ont aidée, soutenue sur le plan technique. Ils étaient tellement heureux qu’un ­artiste se serve de leurs outils de cette façon. » Pour être sûre que cela ne tournerait pas à la négociation de marchands de tapis, Björk est même revenue sur un principe établi depuis vingt-cinq ans : ne jamais assister à une réunion d’affaires. « Je voulais avoir la garantie que nous étions bien en train de construire un lieu de créativité. Croyez-moi, ce n’est pas ce que je préfère. Mais bon, c’est comme s’occuper de sa famille. Il ne suffit pas d’aimer ses enfants, il faut aussi s’assurer que le frigo est rempli, que les factures sont payées... »

Pour Biophilia, les factures ne le sont pas tout à fait. Certaines applications sont encore en développement, faute de financement. Leur succès est également loin d’être garanti. Inventer un nouveau modèle suppose une part de risque. Björk, mécène futuriste, s’en moque, comme elle s’en moquait déjà à l’époque des Sugarcubes, lorsque, jeune punk, elle tenait bénévolement, avec d’autres volontaires, la seule boutique de disques rock d’Islande. « Quand il y avait de l’argent, on partageait cinquante-cinquante. Le but était de financer nos disques. Nous étions la deuxième génération post­indépendance et nous avions besoin de comprendre ce qu’était notre identité, le fait d’être islandais. Il n’y avait qu’une maison de disques à l’époque, et elle traitait mal ses artistes. Alors, pour nous, se prendre en main n’était pas une question d’argent mais de responsabilité. » Dans le monde de la musique actuelle, ce pourrait être une question de survie.

par Odile de Plas publié dans Télérama n°3218