- Je me suis rappelée que le corps humain était un miracle...
Depuis la sortie de son premier album solo, Debut, jusqu’à la récente parution de son dernier opus, Medúlla, le parcours de Björk est irrémédiablement parsemé d’un vocabulaire précis, récurrent, qui sans cesse fait référence à un univers magique et enfantin. Ainsi, on a souvent parlé de muse, de fée ou d’elfe, et à bien y réfléchir, on se dit que la constance de l’emploi de ce champ lexical tient aujourd’hui du miracle. Car après un peu plus de 10 ans, 6 disques, et un prix d’interprétation à Cannes (pour Dancer in the Dark de Lars Von Trier), l’islandaise a pris une ampleur sans commune mesure avec le petit vent frais qu’elle fit souffler dès 1993, après s’être échappée des Sugarcubes. Dernièrement, on l’a aperçue en mondiovision, chantant pour l’ouverture des pénibles Jeux olympiques d’Athènes. Et l’on ne s’est pas dit, comme on se l’est pourtant déjà dit pour beaucoup d’autres, qu’elle avait baissé la garde ou sa culotte, cédant aux grasses sirènes du mainstream, aux coups de boutoir de l’industrie. Mais pourquoi au juste tant d’indulgence ? Tout simplement parce qu’on continue de percevoir chez l’islandaise, et le nouveau Medúlla ne viendra pas nous contredire, une intrigante combinaison entre la croissance exponentielle de son image, d’un côté, et la fragilité de ses projets, de l’autre. Conserver son épine dorsale, mais repartir de zéro. Voir toujours plus grand, et élever le niveau. Voilà tout le charme de la petite entreprise björkienne. Après Vespertine, son album le plus ouvert et le plus rassembleur, sorti en 2001, Björk aurait pu décider de creuser une voie toujours plus large et confortable. Avec Medúlla, disque orthodoxe, complexe et oblique, basé sur le chant, elle a au contraire choisi d’emprunter à nouveau les chemins de traverse.
Volte-face vocale, yodel et onomatopées
Entièrement chanté, enregistré sans aucun instrument ou presque (on entend du piano sur un morceau), Medúlla a puisé sa sève dans le quotidien de l’islandaise. « Ces deux dernières années, dès que j’avais un verre ou deux dans le nez, j’avais envie que tout le monde chante... Le week-end dernier, par exemple, mes grands-parents, qui fêtaient leurs noces de diamant, ont invité tous leurs enfants et petits-enfants à passer deux jours dans un camping avec eux. Le soir, alors que nous étions un peu éméchés, j’ai proposé que nous chantions tous ensemble : de simples onomatopées, du yodel, ou bien des reprises de pop songs dont on chantait non seulement les paroles, mais aussi les parties instrumentales - un tel faisait la basse, une telle, la batterie... J’aime quand les choses se passent ainsi, en amateur. Pour des gens qui n’ont parfois jamais chanté de leur vie, pousser la voix peut être une sensation très agréable. » Autre acte fondateur de cette volte-face vocale, de cette belle économie de moyens, un relatif ras-le-bol des instruments, subi voilà quelques mois comme un coup d’arrêt créatif. « Pendant la tournée qui a suivi Vespertine, nous étions 70 personnes sur scène. Que faire après ça ? Enregistrer un album avec 500 musiciens ? Je me suis sentie coupable de paresse. Les arrangements de mes nouvelles chansons ne me plaisaient pas, je me contentais d’empiler des instruments », explique l’islandaise. Comme pour mieux se redonner de la voix, Björk s’est alors constitué une impressionnante chorale, aussi cohérente qu’hétérogène, formée de proches et d’invités-surprises, de collaborateurs récurrents comme de prestigieux artistes de passage. Derrière les voluptueuses vocalises de Björk, omniprésentes sur Medúlla, on entendra ainsi à l’œuvre Robert Wyatt, une chorale islandaise, Rahzel, le roi de la beat box (repéré chez les Roots notamment), les architectes sonores de Matmos, l’habitué Mark Bell (cerveau de LFO), les improbables Japonais Dokaka & Shlomo, ou encore la trop rare Leila Arab, amie de toujours de l’islandaise. « J’insiste sur le fait que je ne suis pas seule sur ce disque : les chanteurs que j’ai invités m’ont apporté des outils incroyables, que je ne possède pas moi-même. Mais j’avais sans doute atteint un degré de maturité suffisant pour me lancer dans une telle entreprise », reprend-elle.
Medúlla, atomsphérique et charnel à la fois
Ouvre multiple et foisonnante, d’abord enregistrée à petits pas, Medúlla a au final été entièrement rapiécée par Björk. Seule derrière ses machines, c’est elle qui a assuré a posteriori la cohérence du disque, lui offrant une jolie texture flottante. L’islandaise avoue néanmoins qu’elle aurait souhaité pouvoir concevoir ce disque d’un bloc. « J’ai simplement dû réaliser un énorme boulot de montage. En général, les gens que j’ai invités venaient chanter pendant des heures, voire pendant deux ou trois jours. Je gardais tout, puis, pendant les semaines qui suivaient, j’agençais et j’arrangeais les morceaux sur ProTools : un vrai travail de mosaïste. Au final, il y a une énorme quantité de matière que je n’ai pas utilisée. Pour le prochain album, je voudrais davantage travailler en situation live. J’aurais aimé que toutes les personnes participant à Medúlla se retrouvent dans une même pièce, qu’elles prennent du temps et qu’elles chantent ensemble. Ça n’a pas été le cas, c’est un petit regret. »
Pourtant, quand on réécoute Medúlla, disque long en bouche mais passionnant, Björk n’a pas à rougir de son travail d’assemblage. Gracieux, limpide et poétique, l’album s’élève rapidement au-dessus de la mêlée, prenant des contours inédits en assumant toute sa nudité. De Pleasure Is All Mine, titre d’ouverture de l’album, en passant par Voküro, Submarine ou Where Is the Line, le disque parvient à trouver un équilibre rare, empruntant successivement à toutes les voix pour tracer, en apesanteur, son propre sillon musical. Inventeur d’univers, Medúlla est aussi, par son recours exclusif au chant, un disque terriblement charnel, une épreuve quasi physique, dont l’islandaise parvient à fournir l’explication physiologique. « Il y a une chose dont je suis sûre : le fait d’avoir été enceinte et d’avoir eu un bébé a été primordial (NDLR : sa fille Isadora, née en 2002). Pendant la grossesse, le sentiment maternel te rend si forte que tu n’as pas l’impression d’avoir besoin de quoi que ce soit d’extérieur. Ton corps te suffit largement : c’est peut-être l’idée que véhicule Medúlla. Cette expérience m’a ramenée à la dimension purement physique de l’existence. Ça a été comme une révélation : "Wouah ! Mes doigts et mes orteils bougent, mes poumons respirent !" Soudain, je me suis rappelé que le corps humain était un miracle, et que ça ne dépendait en rien de moi. Ce n’est pas parce que je l’ai décidé que je chante : c’est parce que mon corps l’a voulu, et qu’il m’a été donné ainsi », note Björk.
Une caverne préhistorique où tout le monde serait nu
Parti d’expériences quotidiennes pour fouiller l’ailleurs, Medúlla, dans les thèmes abordés par les textes de l’islandaise, s’avère aussi, et très paradoxalement, le disque le plus contemporain de Björk. Sur Mouth’s Cradle, elle chante : « J’ai besoin d’un abri pour construire un autel loin de tous les Oussama et de tous les Bush ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, malgré l’incartade politique, Björk est loin de vouloir faire son Bono et de prétendre enfiler les oripeaux du protest singer. Mouth’s Cradle, bien au contraire, serait plutôt une invitation à la fuite, au pas de côté. Une porte de sortie volontairement naïve, que Björk revendique sans rougir. « Après le 11 septembre, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que la civilisation n’était peut-être pas si fréquentable, qu’il était préférable de retourner dans une caverne... C’est un endroit de ce genre que j’ai essayé de créer en faisant cet album : une caverne préhistorique, où tout le monde serait nu, hirsute, et sans ghetto blasters, où l’on ferait de la musique en totale autarcie, en utilisant seulement les ressources que le corps humain met à la disposition de chacun. L’image est un peu naïve, voire stupide, mais je m’y suis sérieusement accrochée. »