Superbes et lumineuses

Le Devoir, 22 octobre 2016

L’autre jour, au centre PHI du Vieux-Montréal, on allait visiter l’expo Björk Digital, dans le sillon de la Red Bull Music Academy.

Gadgets ou pas, les oeuvres en réalité virtuelle nous offrent les clés d’un jeu bien amusant. On s’en lassera peut-être, comme la 3D au cinéma, qui perd lentement la cote. En attendant, ça reste drôle de se harnacher la tête avec casque et autres appareils, avant de perdre pied pour s’aventurer en d’autres dimensions. Le moyen d’expression appartient encore aux artistes d’expérimentation plutôt qu’aux gros studios et permet d’arpenter des voies inédites. Allons-y donc !

Voir la chanteuse Björk, attendue cette semaine à Montréal, passer du vidéoclip au spectacle immersif n’étonnera personne. Elle est toujours partante pour explorer en offrant à ses chansons des caisses de résonance démultipliées.

Certains vidéoclips tirés de son album Vulnicura trouvent là une nouvelle incarnation. Mais l’oeuvre-événement du parcours, coréalisée avec Andrew Thomas Huang, lancée en première mondiale à Montréal — gros coup du Centre PHI — s’intitule Family. Björk y apparaît en déesse virtuelle psychédélique au ventre écorché, en mutation de strass et de résine multicolore, phosphorescente, qu’on touche avec les sillages fluo de nos mains téléguidées, pendant qu’elle chante.

Comme dans les vidéoclips, les paysages de son Islande natale se profilent dans ces oeuvres immersives. La lave enveloppe tout, les grottes, les falaises, les champs de pierrailles. Si libre et excentrique, cette diva électro-pop engagée puisant à toutes les influences est aussi enfantée par son île de glace si insolite.

L’origine du monde

L’Islande, c’est la Genèse du monde en perpétuelle formation géologique, avec ses vapeurs volcaniques, ses trolls cachés sous le brouillard des rochers, sa nuit pesante des mois d’hiver. Une des plus audacieuses icônes planétaires nous offre ainsi des fragments de sa géographie nationale, pour mieux dépeindre une rage intime, une transfiguration ainsi que les territoires vierges défrichés par son oeuvre.

Meurtrie et lumineuse, toujours en ébullition, cette artiste multidisciplinaire de Reykjavik, élevée dans une commune hippie, aux robes extravagantes et au timbre unique, s’est imposée du coup comme un modèle pour bien des filles.

Parfois, on regarde les grands succès féminins avec des yeux de fascination incrédule. Comment s’est vraiment déroulée psychiquement cette ascension fulgurante ? Dans quelle urne magique a-t-elle puisé sa force intérieure ?

Il faudrait demander à Björk sa façon d’affronter le statut de chanteuse au succès mondial. Peut-être quelqu’un s’y risquera-t-il cette semaine, lors de son passage chez nous. A-t-elle dépassé toutes les strates du doute intime et des bâtons dans les roues, légende vivante ayant gagné de haute lutte le droit de faire ce que bon lui semble ? Qui ou quoi peut encore l’atteindre sur son volcan en éruption ? Tout, sans doute, tant la création commande une démarche de vulnérabilité.

Difficile de ne pas associer Björk à un nébuleux pouvoir au féminin, émergeant des cavernes de l’origine du monde, façon Islande et façon tableau de Courbet.

Faut dire qu’un peu partout, ces jours-ci, les voix des femmes semblent émerger de leur propre sable noir. On entend la rumeur monter.

J’ignore si quelque chose change vraiment en des domaines si longtemps figés, mais on voit une vague de révolte féminine, accordée de plus en plus à des voix masculines, se lever. Puisse-t-elle se transformer en tsunami ! L’onde de choc circule dans les manifestations en Inde et en Amérique latine contre les femmes violées et assassinées, en réaction aux « blagues de vestiaire » et aux rapports de force grossiers d’un Donald Trump qui soudain ne passent plus. Si courantes, ces « blagues de vestiaire » pour mieux réduire les femmes à leur corps et leur sexualité, en les maintenant hors du champ de la pensée et du talent qu’elles portent, menaçant l’ordre établi, semble-t-il.

Sur le campus de l’université Laval, les mouvements de sympathie envers les étudiantes attaquées sexuellement poussent la vague ici. Comme si le recteur, longtemps en repli du pouvoir machiste, personnifiait les modèles d’hier aux mentalités d’assiégés : ceux d’une incroyable haine des femmes portée par les courants souterrains, qui parfois crèvent la surface avec fracas, comme les geysers du pays de Björk.

Dans la lumière

Alors j’ai lu Les superbes, de Marie Hélène Poitras et Léa Clermont-Dion, dans la foulée bien sûr du tweet masculin haineux associant les personnalités du livre aux cibles de Marc Lépine, auteur du massacre de Polytechnique.

Aussi parce que cet échange épistolaire avec rencontres de femmes sous les projecteurs pose toutes sortes de questions sur le succès au féminin, acquis en des chemins raboteux, suspects, décriés. Tout est au poste pour étouffer des voix porteuses de sonorités différentes, donc capitales.

La chanteuse Coeur de pirate y rappelle que le travail des artistes féminines n’est ni reçu, ni présenté, ni commenté comme celui de leurs homologues masculins. Ce livre touche par une voix ou l’autre au paternalisme masculin, aux injures et à l’intimidation, au viol physique ou moral, à la faible estime de soi féminine, comme à la rivalité de bien des consoeurs acharnées à couper les têtes qui dépassent, enfonçant ainsi le patriarcat dans ses assises profondes.

Allez ! Il y a de la place pour tous et toutes…

Et on regarde Hillary Clinton voler vers sa victoire, pionnière destinée à payer cher ce poste clé, sans y renoncer pour autant. L’Amérique est peut-être rendue là, malgré les puissants vents contraires. Le monde aussi, qui sait ? Une vague se lève, donc.

« Je suis une brillante fusée embrasée/retournant à la maison/comme je pénètre l’atmosphère/je brûle couche par couche », chante Björk en anglais dans Black Lake.

par Odile Tremblay publié dans Le Devoir