Un mystère savamment entretenu par l’entourage du réalisateur danois : quelques très rares photos, un film que personne ne pourra voir avant sa projection à Cannes le 17 mai. En délicatesse avec Lars von Trier depuis plusieurs mois, Björk raconte, dans cet entretien exclusif, sa fierté d’avoir travaillé sa musique dans l’univers d’un autre. Mais aussi pourquoi son expérience de comédienne dans Dancer in the dark sera sans doute la dernière.
D’ordinaire, c’est toi qui choisis les réalisateurs qui mettent en images ta musique. Pour le film Dancer in the dark, tu as fait le travail inverse : mettre en sons les images d’un réalisateur.
Björk : Écrire la musique a été la partie la plus excitante de cette aventure. C’était fantastique pour moi de m’installer dans l’univers d’un autre, de le transformer de l’intérieur. C’était à la fois très amusant et un authentique défi. Ça faisait des années que je rêvais de travailler ainsi, hors de chez moi. Pendant longtemps, quand je jouais avec les Sugarcubes, j’ai écrit en collaboration, dans un ensemble dont je n’étais qu’une composante. Du coup, les chansons n’étaient pas à propos de moi et de mon nombril, beaucoup moins égoïstes. En solo, j’ai enregistré trois albums en six ans : que des chansons centrées sur moi. Il était donc grand temps de revenir à une musique un peu moins obsédée par moi-même.
En as-tu eu marre de Björk ?
(Rires)... Il fallait juste un peu rétablir l’équilibre. A force de gratter au fond de soi-même, on finit par atteindre des limites. L’introspection avait assez duré, il fallait que je regarde ailleurs, dehors.
Par nature, je ne suis pas aussi égotiste que ça. En trente-trois ans, j’ai finalement passé beaucoup plus de temps à jouer une musique totalement désintéressée de moi-même qu’à fouiller mes entrailles. Ma vraie joie, en musique, c’est de collaborer avec des gens.
Après cette collaboration avec Lars von Trier, es-tu prête à redevenir égoïste ?
Après une expérience aussi dramatique que celle que j’ai vécue en tant qu’actrice, j’ai envie de me replier à nouveau sur moi-même. J’ai détesté faire l’actrice. Vraiment, j’aurais dû me contenter de la musique (rires)... Je l’ai écrite facilement, dès que j’ai lu le script que m’avait envoyé Lars von Trier. Ça a tout de suite mis mon imagination en branle, j’ai immédiatement imaginé un poème musical. Par la suite, régulièrement, j’ai été en désaccord avec Lars von Trier au sujet de cette musique que j’entendais dans ma tête. Mais je me suis beaucoup battue, jusqu’à ce qu’il reconnaisse que j’avais raison.
As-tu ressenti beaucoup de contraintes pour cette BO ?
Même si la fille que je joue dans le film, Selma, vient de Tchécoslovaquie et est obsédée par les comédies musicales hollywoodiennnes, même si l’action se passe en 1963 et que le ton du film est très nostalgique alors que moi, je préférerais utiliser des rythmiques techno , je ne me suis jamais sentie à l’étroit dans cet exercice. Cette musique, elle est censée représenter l’imagination de Selma. Dans le film, elle est la seule à pouvoir entendre la musique, tout se passe dans sa tête.
Pourquoi as-tu à ce point détesté jouer dans le film ?
De tous les points de vue, cette expérience a été catastrophique pour moi. Me retrouver sur un plateau, entouré de centaines de personnes, jour après jour, quel cauchemar ! Chaque matin, je me réveillais et ils étaient là, sous mon nez, tous... Les gens ne le remarquent peut-être pas, mais je suis très introvertie. En studio, quand j’enregistre mes disques, je ne suis entourée que d’une ou deux personnes, des gens que je connais depuis longtemps et en qui j’ai confiance. Je suis le plus souvent retranchée chez moi, en Islande, protégée... Mon travail s’effectue en collaboration, mais de manière intime, que ce soit avec des musiciens comme Mark Bell ou des réalisateurs comme Michel Gondry ou Spike Jonze. Tandis que là, tout était envahi. Moi, je savais que je pouvais composer une BO, adapter et transformer la vision de Lars von Trier. Mais je savais aussi que je n’étais pas faite pour jouer la comédie. Sans l’insistance de Lars von Trier, je n’aurais jamais joué dans ce film. Mais il m’a mise devant le fait accompli. Ça a été le début et la fin de ma carrière d’actrice. Je n’ai rien contre cette industrie. Juste contre le fait de jouer moi-même (rires)... Etre née actrice est une bénédiction, une grâce. Mais ce n’est évidemment pas mon cas.
Tu avais déjà joué dans une mini-comédie musicale : le clip signé Spike Jonze pour ta chanson It’s oh so quiet.
L’expérience t’avait-elle donné goût à cet exercice ?
Lars von Trier a basé le script de Dancer in the dark sur cette vidéo. C’est en la voyant qu’il a eu l’idée de son film. C’est pour ça qu’il m’a demandé d’en écrire la musique et de jouer le rôle de Selma. Pendant des mois, j’ai tenu bon, j’ai refusé de jouer, me contentant de composer et lui répétant qu’il ferait mieux de penser à une vraie actrice. Mais au bout de deux ans, il m’a dit qu’il abandonnerait le film si je ne jouais pas dedans. Moi, j’avais déjà composé toutes les musiques et il m’a eue au chantage. Je n’avais pas envie de voir deux années de travail partir en fumée. Ça a été une période très difficile.
Pourtant, dans tes vidéos, tu te prêtes de bonne grâce au jeu d’actrice.
Pour moi, ce n’est pas un jeu d’actrice : j’habite réellement ces chansons. Les vidéos sont alors des extensions de ma musique. Mais si on coupe le son, s’il n’y a plus de musique, je me retrouve comme un poisson arraché à son aquarium.
Connaissais-tu le travail de ta partenaire dans le film, Catherine Deneuve, dans des comédies musicales comme Les Parapluies de Cherbourg ou Les Demoiselles de Rochefort ?
C’est Lars von Trier qui me les a fait découvrir, ce sont des films qui ont beaucoup compté pour lui. Moi, je n’ai pas vu beaucoup de comédies musicales dans ma vie, j’ai donc dû me documenter pour composer cette BO. Les comédies musicales qu’affectionne Selma dans le film ne font pas partie de mon bagage. Je me souviens juste d’avoir vu Oliver Twist ou The Sound of music quand j’étais petite, mais c’est tout. De toute façon, nous allions très peu au cinéma, seulement deux ou trois fois par an, pour voir un film de Peter Sellers ou des studios Disney. A la maison, la musique était omniprésente, ça ne laissait pas de place pour le reste. Ce n’est qu’en devenant adulte que j’ai commencé à m’intéresser aux films. Là, je rattrape mon retard à toute vitesse.
Es-tu gourmande de bandes-son ?
Quand j’étais gosse, je faisais souvent ce rêve, un rêve qui me permettait de m’évader quand je me sentais coincée dans une situation ennuyeuse : je prenais une petite cuillère et je tapais sur la table. Et soudain, tout le monde commençait à danser, à chanter. Quand je voyais des films, je les trouvais trop glamour, je préférais ma musique à la petite cuillère que ces envolées de violons, ça me paraissait plus réel. Avec mon rêve, la magie pouvait ainsi frapper chez n’importe qui, pas seulement chez les stars à l’écran. Je n’ai donc jamais écouté beaucoup de BO.
Je trouve que souvent, chacun joue dans son coin, sans la moindre collaboration. Je connais de très bons films qui possèdent une excellente BO, mais ils ne communiquent jamais, il n’y a pas la moindre chimie entre eux. On a l’impression que le compositeur n’a jamais rencontré le réalisateur. Moi, à partir du moment où j’acceptais, il était obligatoire que je m’investisse. Je ne ferai sans doute qu’une comédie musicale dans ma vie : je n’allais pas la bâcler, me contenter d’envoyer ma musique par la poste à Lars von Trier. Je me devais de tout donner à cette musique.
Le chorégraphe Vincent Paterson (Michael Jackson, Madonna...) a travaillé sur Dancer in the dark. Préfères-tu danser que jouer ?
Nous avons passé beaucoup de temps à répéter les chorégraphies, mais ce n’était jamais pénible, car je considère comme un plaisir tout ce qui a trait à la musique ou la danse. Mais dès qu’ils éteignaient la musique et que je devais me mettre à parler, l’horreur commençait.
Considères-tu la musique de Dancer in the dark comme ton quatrième album, ou ce disque n’est-il pour toi qu’une parenthèse ?
Même si j’ai beaucoup plus travaillé sur ce disque que sur mes trois albums, il reste à part. Il m’a demandé beaucoup de sacrifices trois ans de ma vie, notamment. Malgré ma fierté, il n’appartient pas à "l’univers Björk". C’est un disque de Selma, pas de Björk.
C’est pourtant bien Björk qui chante en duo avec Thom Yorke, de Radiohead.
Ça faisait des années que je rêvais de travailler avec lui, c’était une ambition que de mélanger nos voix. La difficulté, à la fin, était de trouver la frontière entre le film et sa BO : savoir si la musique tiendrait debout toute seule, sans les images. Quand nous parlions de la musique avec Lars von Trier, nous étions d’accord sur un point : la musique devait représenter l’imagination de Selma, ses rêves et sa poésie. Toutes ces choses qu’elle ne pouvait pas exprimer par les mots. Quand tout va mal pour elle dans le film, quand elle se fait rattraper par la réalité, là, ce sont les mots qui prennent le relais. Ce n’est donc pas un hasard si, dans ses rêves, elle dialogue, par le chant, avec Thom Yorke.
Ce genre de choses n’arrive jamais dans la vraie vie. Mais dans un rêve, on peut chanter avec Thom Yorke.
Qu’as-tu appris de ces trois années d’expérience ?
Que je devais rester fidèle à la musique. Là, j’ai eu l’impression de la négliger, de la cocufier. Je me suis rendu compte que j’avais la chance d’avoir trouvé ma voie, de gagner ma vie avec. J’ai donc le devoir d’être plus loyale vis-à-vis de la musique, de ne plus flirter stupidement avec d’autres métiers. Pendant ces trois ans, j’ai aussi énormément appris sur l’artisanat de la musique. Au lieu d’être simplement une chanteuse et la proie des photographes, j’ai passé beaucoup de temps enfermée en studio, entourée d’ordinateurs, à apprendre mon métier. J’ai réalisé que je ne savais rien, que je n’étais encore qu’une débutante.
Pour ton personnage dans le film, la musique est une question de vie ou de mort. Entretiens-tu avec ta musique une relation aussi intense ?
Parfois, j’ai d’énormes difficultés à communiquer par les mots, à simplement parler. Je comprendrais beaucoup plus facilement les gens s’ils chantaient au lieu de parler.