Interview TRAX

Trax, octobre 2002

New York, samedi 20 juillet 2002. La centrale électrique de la quatorzième rue est en feu, privant d’électricité West Brodway, Soho et 75 000 personnes. Drôle d’arrivée pour une rencontre avec une des artistes les plus populaires du moment. Pour la sortie de son Best Of, Björk enceinte de presque sept mois incite à domicile, dans le New Jersey voisin où elle vit depuis maintenant deux ans. Artiste majeure, Björk est connue de tous, en particulier pour sa vie aiguisée comme un pic à glace (selon Bono le chanteur de U2). Adulée de beaucoup, chacun de ses albums est attendu avec fébrilité. Pas mal pour une artiste qui a toujours été à la pointe des courants musicaux. House, techno, drum’n’bass, électronica : elle est passée par tous les styles majeurs de la musique électronique le long ses quatre albums solos. Adorée par ses fans, elle mélange desiderata arty et velléités commerciales, touche au cinéma, gravite dans les sphères de la mode et de l’art moderne, sans jamais perdre son originalité. Bien sûr, elle a ses détracteurs qui l’accusent d’en faire trop... Si Björk a effectivement beaucoup occupé le terrain en 2001 (Vespertine, une tournée ambitieuse, un partenariat commercial envahissant avec un opérateur de téléphonie mobile et un livre à sa gloire), les esprits chagrins risquent de détester 2002 et 2003. Car la reine des neiges risque fort d’être partout...

Björk tire en effet un bilan provisoire de sa carrière solo et effectue une livraison qui risque de ruiner plus d’un amateur : deux DVD’s, un single, un best-of et un coffret sans oublié son accouchement… Tout ça pour le mois de ovembre. Elle a commencé par demander à ses fans de choisir sur son site

web les quinze titres qui figurent sur son Greatest Hits, destiné au grand public. Elle s’est ensuite attelée à la conception du coffret Family Tree, où sur six CD’s (un Greatest Hits différent dont elle a choisi les titres plus cinq maxi-CD’s, deux consacrés aux cordes, deux à ses racines musicales et un aux beats), elle entend dépasser la simple collection de singles en montrant l’étendue de sa palette musicale. En bonus, elle livre le single inédit "It’s In Our Hands", suivi du DVD du concert enregistre en décembre 2001 au Royal Opéra House et de la réédition enrichie de Volumen, sa collection de clips.

Pour l’heure, elle remplit ses obligations promotionnelles de sa maison du New Jersey. Enceinte, elle fait venir à elle les journalistes ou les prend au téléphone. Quatre journées d’entretiens étalées sur un mois, puis six mois de vacances. Pour la France, rendez-vous le lundi 22 dans un restaurant japonais soi-disant facile à trouver. Au bout de trois tours d’une autoroute dont un accident nous interdit de sortir, le chauffeur du taxi commence à douter de l’existence d’un tel lieu. En s’arrêtant, on découvre que le steak house au bord d’une route de service, devant lequel on est passé déjà trois fois, est bien le lieu de l’interview. Arrivée à l’heure, pour la plus grande satisfaction du représentant de sa maison de disques qui commençait à verdir.

Accompagnée de son manager, Björk est d’un calme olympien. Au repos forcé, elle sort à peine du mastering du DVD live, mais reste zen. Elle ne s’emballe vraiment que pour les sushis, qui lui sont interdits jusqu’à la naissance de sa fille, et convie à sa table pour un entretien tout en douceur. La rumeur affirme qu’avec elle, c’est tout ou rien. Aujourd’hui, c’est tout, charmeuse et loquace.

À la sortie d’Homogenic, tu déclarais que ta musique n’avait jamais été aussi proche de l’idée que tu t’en faisais... Quand tu regardes ta carrière, as-tu toujours cette impression ?

Non, j’ai encore beaucoup de chemin à parcourir. Il y a de nombreuses erreurs sur mes albums, des trucs pas très nets. Mais je peux tout assumer car je sais que j’ai essayé. Je n’ai peut-être pas réussi à chaque fois, mais j’ai essayé.

Chacun de tes albums semble effacer le précédent, comme si tu voulais recommencer à zéro à chaque fois et perpétuellement enregistrer un premier album...

(sourire gêné) Complètement, c’est quelque chose de très fort en moi. Je ne sais pas pourquoi, c’est dur de dire pourquoi je fais toujours table rase Ne pas se répéter est un trait de mon caractère. J’ai très peu de tolérance pour l’ennui. Je crois aussi que j’apprécie le début du processus de création. C’est à la fois très effrayant et très drôle de ne pas savoir où je vais.

Est-ce l’une des raisons qui t’a poussé à te lancer dans une carrière solo ?

Depuis mon enfance, je savais comment devait sonner la musique de Björk. C’était ma soupape de sécurité. Je pouvais toujours sortir marcher et chanter. Et peu importent ses qualités et ses défauts, j’avais mon petit secret. Ce n’est qu’après les Sugarcubes, où j’avais l’habitude de chanter les chansons des autres, que j’ai commencé à utiliser véritablement mes propres chansons, à vingt-cinq ou vingt-six ans. J’ai alors su que je devais enregistrer seule et que si je n’utilisais pas mes chansons, je serais une couarde. C’était trop facile de me plaindre de la qualité de la musique actuelle sans essayer moi-même. Le succès de Début m’a vraiment surprise, parce que je ne le trouve pas particulièrement bon. Vespertine est nettement meilleur. Chacun de mes disques est meilleur à chaque fois.

Est-ce une démarche consciente de toujours chercher une musique à la fois populaire et expérimentale ?

Je pense, même si ce n’est pas aussi calculé. Je suis juste partagée entre ces deux pôles, comme si j’avais toujours été excentrique et pédagogue. Je ne suis pas sûre, mais cela est aussi peut-être lié à ma grande famille. J’ai toujours été intéressée par une création sans compromis, intègre, aussi excentrique que possible, mais que je pouvais chanter à ma grand-mère... Et qu’elle la comprenne. Avoir une grande famille t’oblige à communiquer pour être comprise par tout le monde. Alors tu as le droit d’être différente.

Après Dancer In The Dark et Vespertine, tu as accédé à un nouveau palier en termes de célébrité. Comment ce statut affecte-t-il ta créativité ? Je ne parle pas de ma vie, je me protège. J’arrive à avoir une vie normale, ce qui est indispensable pour écrire mes chansons. La dernière fois que je suis venue à Paris, je me suis sentie perdue : des fans m’attendaient devant mon hôtel, des paparazzi me suivaient en Vespa... Je me sentais comme une criminelle avec le FBI à mes trousses... C’est fou et cela me dépasse. Dans ce genre de situation, je me bloque. Je ne suis pas capable d’écrire. Ou alors des chansons ennuyeuses sur les paparazzi… Et je ne me vois pas acheter un disque qui parle de paparazzi ! Heureusement, New York est plutôt calme pour moi.

Pour le grand Public, tu es l’islandaise qui a joué dans Dancer in the Dark, chanté It’s oh so quiet et porté une robe en cygne… Comment te présenterais-tu auprès de lui ?

Je ne crois pas que ce soit mon role de corriger mon image. Dans ce que tu vois à distance, tu ne choisis qu’un élément. Quand tu regardes une montagne de l’océan, tu n’en vois qu’un coté. Quand tu t’en approches, son aspect a changé. Ce n’est qu’une question de point de vue. Je ne peux pas me forcer à apparaître des deux cotés de l’océan. La célébrité ne m’intéresse pas. En plus, soigner son image est un travail à plein temps. Mes amis me voient comme je suis, et je sais que les gens qui aiment ma musique aussi. Quand les fans ont choisi le tracklisting du Greatest Hits sur mon site web, j’étais ravie de voir que It’s OH SO Quiet n’était que dix-septième sur la liste. C’est une excellente chanson, mais c’est une reprise (de Betty Hutton, chanteuse des années 40, ndr). Finalement, je suis chanceuse, car mes fans perçoivent ma musique de la même manière que moi. Que puis-je demander de plus ?

Le tracklisting choisi par tes fans est justement assez classique. Il n’y a que les singles alors que tous les titres solos étaient listés. N’est-ce pas une surprise ?

Pas tant que ça. Les gens ont choisir un tronc commun. Ce n’est pas évident que la majorité s’entende sur les faces b. Je vois mal l’amateur de harpe choisir un titre techno bizarre et vice-versa.

Pourquoi ce coffret de six CD’s Family Tree ? Tu voulais marquer la fin d’une période de ta vie musicale ?

Sûrement et je me devais de le faire maintenant. Dans un sens, j’ai réalisé tout ce dont je rêvais quand j’étais enfant, même si à l’époque c’était très abstrait. Comme je l’ai souvent dit, Homogenic représentait mon côté le plus extraverti et Vespertine le plus introverti. Maintenant, je pense que je me suis positionnée musicalement, et c’est le moment de regarder en arrière et de voir ce que j’ai couvert, ce que je n’ai pas couvert et de grandir. Sur Family Tree, il y a trois familles sonores distinctes : les racines et les cordes, chacune sur deux maxis-CD’s, et les beats sur un dernier disque.

Ces trois éléments dressent-ils ta généalogie musicale ?

Je le crois. Quand j’ai plongé dans mes archives pour en ressortir ce qui avait du sens, les racines se sont imposées d’elles mêmes. J’aurai pu appeler cette partie harmonies, car ces roots sont directement liées avec le développement de mes capacités de production d’harmonies, pas seulement mes mélodies vocales, mais aussi les structures de cordes et la construction des chansons. C’est l’aspect le plus ancien de ma musique, où je ressens l’influence de l’Islande, de son patriotisme et le lien avec le chant féminin islandais des siècles derniers. C’est pourquoi je l’ai appelé roofs. Quant aux beats, ils représentent la modernité, la communication avec le monde. Ma génération a grandi avec l’idée que l’on pouvait communiquer avec l’étranger, mais n’oublie pas que l’Islande a été une colonie pendant six cents ans. Pour survivre, il fallait s’isoler et maintenir notre langue vivante. Quand j’ai quitté mon pays pour travailler avec Graham Massey, Nellee Hooper ou Mark Bell, les beats étaient un tabou pour moi. Les beats représentaient la musique électronique, moderne, étrangère, définitivement non islandaise.

Tu consacres deux maxi-CD’s entiers à un enregistrement de tes anciens titres avec le Brodsky Quartet, un quatuor à cordes. Quelle importance a la musique classique pour toi ? Quand j’ai quitté l’école de musique à l’adolescence, j’étais fatiguée de ce gavage constant à grands coups de Beethoven, Brahms, toute cette culture européenne non islandaise... et je suis devenue une punk, comme tout le monde. J’ai fait ma rébellion. En vieillissant, j’ai voulu explorer ce qu’il y avait au fond de moi pour atteindre une certaine profondeur. Je n’avais pas écouté de classique depuis dix ans et j’ai réalisé que je ne pouvais pas l’ignorer. Que cela me plaise ou non, les cordes étaient en moi.

Sur les singles de Vespertine, il n’y a pas eu beaucoup de remixes, alors qu’auparavant chaque single était décliné en plusieurs versions. La démarche ne t’intéresse plus ?

Il y a eu un temps où les remixes étaient une manière très créative de se prouver qu’il n’y avait pas de version définitive d’un morceau, de la même manière que les standards jazz comme "My Funny Valentine" ont tellement été repris qu’il n’y en a pas de version "correcte". Les remixes étaient aussi une manière d’améliorer des morceaux que je trouvais un peu légers. Mais il y a aussi une manière naturelle de progresser, en effectuant tout ce processus expérimental au début, et de sorti LA version qui te satisfait. Sur Vespertine, beaucoup de gens sont intervenus sur les beats. Sur "Hidden Place", ils étaient neuf à travailler les beats : Matthew Herbert, Mark Bell, Matmos, Damian Taylor... Au mixage, j’avais cent trente voies de beats et j’ai choisi les dix qui me convenaient. C’était comme avoir cinq remixes à fondre en un seul, en picorant les éléments qui me plaisaient. J’éprouve plus de curiosité à invi- ter ces remixeurs à collaborer en studio que de leur donner une bande et d’attendre le résultat.

À une époque, tu suivais beaucoup la dance music, les DJ’s, les clubs... T’y intéresses-tu toujours autant ?

Pas vraiment. Je suis allée dans des clubs new-yorkais, mais la dance semble stagnante et peu fertile en ce moment, surtout la house. C’est devenu une recette. La musique électronique que j’écoute est plus de la home music que de la club music. J’aime la scène allemande ou l’électronica. J’irais volontiers les voir en concert, mais ce n’est pas vraiment ce qui passe à New York. Il y a eu un moment où la musique la plus excitante passait en club après six heures du matin, avec tout le monde à l’ouest. Ce n’est plus le cas maintenant.

Tu as dit dans une interview que la pop music sauvait quotidiennement des vies. Penses-tu que c’est encore plus le cas après les événements du 11 septembre ?

Je pense toujours, surtout après ces événements qui ont vu le monde perdre ses repères, que l’on doit se rappeler que le monde n’est pas que politique, que d’autres choses existent : la musique, tomber amoureux, nager... Il y a cinquante mille choses à faire, qui sont encore plus nécessaires après de tels événements. Il y a plus important que Bush et Ben Laden. La vie est si complexe, excitante, abstraite, mystérieuse... C’est si duré à expliquer, tu ne peux pas l’écrire sur un bout de papier et aller parader sur CNN. Ces cinquante mille choses donnent un sens à nos vies.

Tu as vécu à Londres pour l’enregistrement de tes deux premiers albums, en Espagne pour celui de Homogenic et maintenant dans le New Jersey, à une demi-heure de New York. Cela te stimule de bouger tout le temps ou tu penses toujours qu’il n’y a pas de place dans ce monde rationnel pour quelqu’un de chaotique et instinctif comme toi ?

J’ai quitté Londres à cause des paparazzi. Cela devenait dingue. L’adaptation a été parfois dure car il y a beaucoup de choses dans la culture américaine que je n’aime pas, mais ça va, Manhattan n’est pas particulièrement futé, donc ça va (rires). Bonne question... Je ne sais pas. Nous sommes tous différents mais nos petites excentricités ne nous séparent finalement pas. L’idée que nous sommes tous les mêmes est finalement une bonne chose, puisque cela nous pousse à communiquer. Je ne suis pas la seule à trouver dur de se fondre dans la communication sans sacrifier son idiosyncrasie. C’est vrai que c’est dur de quitter l’Islande mais c’est aussi dur d’y rester. Sur toutes les petites îles, tu as un sentiment de protection et d’isolation. Trop facile... Naître dans un tel endroit est une chance, car tu sais que tout va toujours rester en place. La friction qui se produit à l’étranger me donne envie de me battre pour ce que je veux. Elle me renforce. C’est important de ne pas toujours rester dans un endroit confortable et agréable. J’aime l’Islande, j’y aime tout : le sens de l’humour, la culture, l’histoire, j’y suis d’accord avec tout. Même ce qui y est mauvais m’enchante. Je dois retourner en Islande très régulièrement, sinon je deviens folle.

Te sens-tu fière dans un sens que ton succès ait ouvert les portes à d’autres groupes islandais comme Sigur Ros, Gus Gus ou Mum ?

C’est dur pour moi d’exprimer de la fierté... Plutôt de la joie. Je pense que je peux me créditer d’au moins une chose sans paraître mégalomaniaque : après qu’ils aient vu comme je m’en sortais sans me compromettre, les groupes islandais ont cessé de se vendre. Avant les Sugarcubes, les groupes sonnaient comme U2 ou les Beatles. Ils avaient un tel complexe d’infériorité. Comme si être un groupe islandais ne suffisait pas. Parce que j’ai été chanceuse, la génération suivante a réalisé qu’elle n’avait pas à sonner étranger, elle n’avait qu’à être elle-même. Je suis si fière de Mùm ou Sigur Ros, j’ai les larmes aux yeux quand je les entends à la radio. J’ai eu peur dans le passé de voir apparaître des clones de Björk, des gens croyant que c’était la recette idéale. Bien sûr c’est exactement ce qu’il ne fallait pas faire (rires), mais rien de tel n’est arrivé.

Comptes-tu refaire une tournée aussi imposante que celle de Vespertine. avec l’orchestre et les choristes, dans des lieux aussi prestigieux que le Radio City Music Hall de New York ou le Royal Opéra House de Londres ?

Je ne sais pas. Nous avions choisi ces salles pour leur acoustique et à cause du caractère particulier de ces concerts (74 musiciens classiques, les chœurs du Groenland, Matmos, Zeena Parkins...), les places étaient mises en vente sur Internet pour s’assurer que les fans puissent s’en procurer. Si la pro- chaine fois cela nous semble juste, nous le referons volontiers. Sinon, nous ferons autrement. C’est ça la spontanéité !

Quels sont les plans pour le nouvel album : tu as déjà des pistes, des idées ou des envies ?

Pour l’instant je me sens comme une bibliothécaire. Je n’avais jamais pris ni eu le temps de me pencher sur ce que j’avais fait par le passé. Alors cette année, j’ai été très bonne et j’ai pris le temps d’écouter tous mes vieux concerts. J’ai passé des mois à écouter des centaines d’heures de concert. Je pensais que cela me prendrait un mois, mais écouter cinq cents concerts et choisir des titres a été un boulot énorme. Après la sortie de Family Tree, je vais sortir toute cette musique rangée dans un coin depuis dix ans et publier un live de Début, un live de Post, un live d’Homogenic et un live de Vespertine, qui reprendront les tracklistings originaux en version live. J’ai fait mon nettoyage de printemps et maintenant je recommence tout à zéro. J’ai fait mes tâches ménagères, tout est propre pour le nouvel album... Je vais écrire des chansons et voir. Je n’ai aucune envie de me discipliner. Je veux me laisser bercer.

En parlant de nettoyage de printemps, il fut un temps question d’un coffret de CD’s de singles comprenant tous les remixes et toutes les faces b...

C’est toujours prévu et il compte pour l’instant vingt-deux CD’s. Même la pochette est prête. C’est la dernière chose de mon passé que je dois mener à bien. Je le sortirai après la série d’albums lives et le nouvel album. Tout cela peut paraître beaucoup d’exigence, mais je n’ai jamais eu l’impression de travailler jusqu’à maintenant. J’ai seulement enregistré des chansons qui me trottaient dans la tête depuis l’enfance.

par Benoît Carretier publié dans Trax