Son nouvel album, Medúlla, comporte des accents dans tous les sens et deux poèmes en islandais, dont Vökuro (« Baerinn minnn, baerinn minn og ttinn », il nous manque l’alphabet approprié) de Jakobina Sigurdardottir, poète et compositrice islandaise septuagénaire. L’entité M/M, qui avait déjà réalisé la pochette de son précédent disque, a poursuivi son idée serpentine : glissade de matières visqueuses et enfilades de rus inconnus. Elle montre pour Medúlla la chanteuse gorge nue, masquée d’une parure de lave noire, fils en arrière, tatouages héliographiques devant.
"Medúlla : the inner part of an animal or plant structure - en bref : la moelle -, est un album presque uniquement fabriqué avec des voix. Celle de Björk, mais aussi celles de The Icelandic Choir (une trentaine de voix entremêlées) ou de la chanteuse inuit Tanya Tagaq, spécialisée dans le chant de gorge. Il y a aussi, mais si peu, des ordinateurs - beats secs, coupants, délivrés par Rahzel, Shlomo and Dokaka - et des séquences informatiques très discrètes programmées par Mark Bell ou Matmos... Il en fallait, car sinon, Medúlla aurait pu tomber dans les bacs de polyphonies du monde.
Pour présenter Medúlla, Björk, de passage à Paris, est sagement assise dans un salon dit chinois avec deux couettes bancales, des yeux à vif, une robe on sait d’où, un voile sans doute vietnamien, un motif du type geyser, une découpe en fjord, une exubérance mexicaine, très björkienne en tout cas.
Björk a, au début, une voix de petite fille qui se voile et s’affirme au fil de la conversation. Elle chantonne aussi. C’est une surdouée du bruitage, « a human box », une potentialité orchestrale telle que le rap des origines en a raffolé.
Pourquoi ces chants complexes, mais ardus ? Medúlla reviendrait-il à un tellurisme païen ?
« L’homme est au centre de Medúlla, répond-elle. C’est un disque physique. Sans doute parce que j’ai été enceinte, j’ai accouché d’un enfant. Alors je me suis demandé jusqu’où le corps pouvait aller tout seul, sans aucune aide. Et puis, lors de ma dernière tournée, j’avais accumulé les instruments et les musiciens, il y avait une véritable tribu en scène. Je voulais vérifier que je pouvais faire encore une chanson "d’une seule main". Je viens d’une famille de chasseurs qui tiraient le gibier avant de le cuisiner. Ils se suffisaient à eux-mêmes. »
L’anglais n’est pas sa langue maternelle. Elle bute sur des mots, "poet" et "poem" par exemple, mêlant le "t" et le "m", car en islandais, il y a deux mots distincts pour le poète et le poème. « Medúlla est un terme médical », précise-t-elle. « Pour moi, c’est quelque chose de très ancien. Je peux imaginer que ce soit du sang dans le corps, mais ce sang serait noir. Ce ne serait pas seulement le mien, mais celui de mes ancêtres et de leurs ancêtres. Ce serait l’âge de pierre, préhistorique. »
Il y a dans ce recueil de quinze titres presque fastidieux à la première écoute, une recherche des racines et des origines. Björk y a inclus Oceania, écrite pour les Jeux olympique d’Athènes par Sjon, « un ami et poète islandais féru de mythologie grecque ». « On aurait pu faire We Are The World -elle se met à chanter-. Mais nous n’avons pas choisi comme trait d’union la race, la religion. Ici, c’est l’océan, l’histoire de l’évolution. Nous sommes des créatures nées dans la mer. Puis, nous avons marché sur le sable. La race humaine, après cette longue marche de l’évolution, est encore faite de cet océan. Notre transpiration est salée. »
Pourquoi mettre de la musique électronique, même en quantité homéopathique, dans ce retour aux sources ? Björk chantonne, réfléchit. Ce qui l’intéresse, c’est l’électricité. « Nous utilisons tous de l’électricité comme outil. Comme un couteau, une fourchette, un tournevis. Mais elle est plus, elle n’a pas été découverte au XXe siècle, elle existait avant l’être humain, avec les éclairs, le tonnerre. C’est une source naturelle d’énergie. Les hommes craignent toujours que les outils les contrôlent- la roue, le feu... Et la musique électronique est parfois bien plus que du son : c’est le cas pour les rave parties ou des pièces de Stockhausen, qui utilise les synthétiseurs comme une reproduction des forces de la nature – « wouwouwwouw » (ondes sonores). D’autres énergies, comme celle du cerveau, sont plus intériorisées, avec de l’électricité statique. »
Pourquoi parler de don et de pardon dans Medúlla ? « A priori, je n’ai pas fait très attention aux textes, je voulais faire un album intuitif, je ne voulais pas réfléchir, mais être spontanée, affirme-t-elle. Nous devons penser à la générosité. Par la maternité, on donne beaucoup à son enfant, de la nourriture, d’abord. Mon fils aîné a dix-huit ans. Je ne le vois pas beaucoup, mais je lui demande : "Tu viens dîner ?" Je veux lui donner à manger, mais la vraie question est : "Je peux te voir, je peux t’avoir ?" » Björk s’exalte. Elle dit : « donner, mais quoi ? De l’argent, pas forcément, de l’amour, de l’émotion, de l’énergie, des jeux. Je ne juge rien, je ne prêche rien, je me teste moi-même », ajoute-t-elle.
Peut-on laisser filer les réalités du monde en tricotant des drôles de chants avec des airs mutins ?
« J’ai été furieuse, très choquée par la guerre en Irak. Mais on en parle tellement dans le monde occidental. On en parle, on en parle, on pense à Bush, qui dégage une telle énergie négative ! Vous pouvez répéter : ce n’est pas bien, ce n’est pas bien, mais il vaut mieux arriver avec d’autres propositions, positives. Peut-être est-ce le rôle de l’artiste. », dit encore Björk.
Björk se serait-elle détournée de la civilisation ? « Tout semble être devenu une mauvaise idée : la religion, le patriotisme, la politique... Sans doute une partie de moi-même a-t-elle envie de trouver un endroit où l’on peut renouer avec l’esprit humain. Dans une caverne ? Chaque jour, nous nous réveillons, nous voyons des arbres, le ciel, des gens qui travaillent dur pour nourrir leur famille, des crises cardiaques, des bons mots, bref, tout ce qui constitue 98 % de notre emploi du temps. »
Et qu’est-ce qui ne va pas ? Le fond. L’intérieur. L’animal. La substance médullaire. Le plaisir. Comment casser sa coquille – öll birtan - pour enfin « contempler la lumière qui brille au-dedans ».