Matthew Barney hisse l’art au seuil de la démesure : non celle des studios, pour lesquels mobiliser un ou deux tankers, une raffinerie, un baleinier, des pêcheuses de perles, des marins et d’effets spéciaux pour une cérémonie où Björk et l’artiste se cannibalisent réciproquement dans une marée d’eau saumâtre, compterait pour des clopinettes. Barney, lui, est plutôt du côté d’un Prométhée se mesurant aux dieux. D’ailleurs, il est beau comme un dieu. Et puis le mythe est partout présent dans son oeuvre.
Barney procède par cycles. Il y a celui des Cremaster, cinq films chargés de « recréer le processus de création ». Puis celui des Drawing Restraint, qu’on pourrait traduire par dessin contraint, mais aussi en termes de discipline d’entraînement et de résistance. Le corps athlète a battu le pouls des travaux de Matthew Barney dès ses années d’étudiant à Yale, en 1987, alors qu’il était enfermé dans son atelier et qu’il dessinait sous contrainte physique, accroché au plafond, sautant sur un trampoline, etc.
De cette sismographie dessinée des tensions, sont nés les récits, figurations et mythes, bref les oeuvres, parfois léchées jusqu’à l’énervement, comme ces clichés japoniais que, dans sa dernière réalisation, il pousse et étire jusqu’à dépasser leur point de perfection et amener à la destruction. Tel est Drawing Restraint 9, le nouveau film de Barney, avec participation et musique de son épouse, Björk.
Quelle est l’origine de la machinerie du film ?
Le point de départ était de faire une sculpture en gelée de pétrole à bord d’un pétrolier. Ce matériau (qu’on appelle plus communément vaseline), se comporte très différemment selon la forme qu’on donne au moule dans lequel on le coule, selon la température ou l’environnement. L’échelle de la sculpture est à peu près semblable à une baleine ; or, travailler la vaseline à cette dimension, c’est tout bonnement l’enfer. En mer, les mouvements du tanker et la résistance de l’eau affectent la façon dont le matériau se comporte. Il se raffermit en une croûte externe tout en gardant, pendant des semaines, son centre plutôt chaud et liquide. C’est pour moi une manière de réfléchir l’environnement. J’avais été invité à exposer au Japon. Y faire une sculpture était une façon de m’investir dans une culture et apprendre d’elle : la notion de contrainte est vraiment venue de ma difficulté à appréhender le Japon. Ce n’est pas comme aux Etats-Unis, où je suis en osmose avec l’environnement.
Cette difficulté est devenue une part active du scénario ?
La notion d’une relation est devenue plus apparente, d’autant qu’une histoire d’amour est arrivée également dans le récit. Par cette « love story », j’ai voulu inscrire une pièce plus cinématographique dans le langage du dessin contraint, qui est la formalisation des résistances que le corps s’impose. Je voulais essayer d’accepter cette contrainte, au point d’en faire le coeur du scénario. Il s’agit alors de lever les résistances et voir ce qui se passe, au sein de deux ensembles qui s’intriquent, l’un ayant à voir avec une histoire d’amour, l’autre avec une culture dont la compréhension me résiste.
Des « Cremaster » aux « Drawing Restraint », s’agit-il d’une langue différente par séries de travaux ?
Je crois qu’il existe une langue relativement constante qui me représente en général, mais aussi des langages plus localisés. Ce qui me paraît différent avec la série des Cremaster, c’est la relation au lieu : le monde occidental, le sang qui bat dans mes veines. En revanche, lorsque j’ai été invité au Brésil, j’ai eu le sentiment de m’immiscer dans une culture qui n’était absolument pas la mienne ; l’environnement de travail que j’y ai choisi, pendant le carnaval, a complètement bouffé la pièce que je me proposais de faire. Cet échec a servi de repoussoir pour l’expérience au Japon, où j’ai dû d’abord trouver un tanker afin d’en contrôler l’espace.
Un couple se forme au seuil d’une cérémonie du thé et la relation amoureuse (entre Björk et vous) se traduit par un festin cru de sashimis humains...
Au Japon, la nourriture fournie par la baleine et les rituels qui entourent sa consommation sont compliqués et attirants. La précision des couteaux, des gestes, la forme des morceaux, tout cela a alimenté les mouvements des personnages. Ceux-ci ne projettent aucune émotion. Je ne suis pas un réalisateur de cinéma traditionnel, quelqu’un qui va expliquer à un acteur d’où viennent ses émotions et où les placer. Je crée un contexte (par exemple ici, dans le tanker, une cale que l’eau envahit) qui agence la corporéité. Il y a un seul moment où intervient un dialogue, pendant la cérémonie du thé, car il y a des choses qui doivent être dites au cours de ce rituel et j’ai trouvé intéressant de faire entrer le texte par le thé. C’est aussi une façon de canaliser l’énergie de ces personnages occidentaux : connaissent-ils cette cérémonie ? Sont-ils innocents ? On peut imaginer que c’est l’environnement qui dicte aux individus les manières d’agir.
Jusqu’ici dans votre oeuvre, vous scrutiez votre métabolisme, l’intérieur du corps : auriez-vous évolué ?
Oui. Dans mes performances et mes films antérieurs, on peut repérer le passage d’un système hermétique (comme la perle à l’intérieur de l’huître) au shintoïsme (la relation menant à un niveau plus élevé de connaissance). Je crois qu’être sorti de l’Amérique m’a donné l’envie de créer des œuvres avec un contenu politique, ce qui ne m’intéressait pas du tout avant ; ça devait arriver, à partir du moment où je pensais en termes de relations plutôt que de logique interne. Mais il fallait que je suive mon propre chemin et que je trouve de façon abstraite, la représentation de ce que je pressentais. Je l’avais fait dans ma relation à l’athlétisme comme principe fondateur du travail. Dans Drawing Restraint 9, l’environnement n’est pas manipulé, il est laissé tel quel, comme si je lui avouais que je n’allais pas m’immiscer dans ses veines.
Votre idée de l’artiste a-t-elle évolué avec le cinéma ?
Le cinéma a d’abord été un moyen d’élargir la définition de ce que j’entendais par « sculpture ». J’étais très excité par l’idée de mouler la vaseline sur le pont d’un bateau et de lui permettre de s’effondrer après que le moule eut été retiré. L’intention est plus claire que dans d’autres œuvres, où les objets venaient avant ou après le film. Les gens qui viennent du cinéma se demandent comment un film peut faire littéralement sculpture. Mais dans l’art y a une tradition, qui est celle du land art, avec laquelle je me suis toujours senti à l’aise.