Neil Hannon interview Björk, Rencontre d’un autre type

Les Inrockuptibles n°14, 14 juin 1995

Post, successeur impossible à l’intrépide premier album de Björk, la révèle plus audacieuse que jamais. Toujours cascadeuse, elle maltraite rythmes et mélodies dans une festive démesure. Pour la suivre dans ses enthousiasmes, il fallait un interlocuteur aussi loufoque que l’espiègle lslandaise : Neil Hannon, laissant en chantier le récalcitrant nouvel album de sa Divine Comedy, est parfait en Tintin reporter.
Photo Eric Mulet

Neil Hannon : J’ai un petit problème avec tes disques - même si en vérité je les trouve fascinants. Voilà : pourquoi offrent-ils une place si importante aux ordinateurs ? Pourquoi toi, qui possèdes une voix si formidable, ne fais-tu pas plus confiance aux sons organiques, naturels ?

Björk : ]’ai toujours fait confiance aux sons organiques, je les ai toujours adorés - le son de la harpe sur Debut, par exemple. Pendant des années, j’ai même ressenti le besoin d’utiliser exclusivement des instruments naturels, acoustiques ou électriques. Avec les Sugarcubes, nous raffolions de ces merveilles en bois : les guitares, les flûtes, les batteries anciennes. Nous les trouvions rassurantes, proches de nous, proches de la Terre. Mais avec le temps - et en fréquentant assidûment les discothèques -, j’ai entamé une relation nouvelle avec tout ce qui touche à la technologie. Les samplers, les boîtes à rythmes, les sequencers ont commencé à m’intriguer. Parallèlement, j’avais le sentiment d’arriver au bout d’une route, je pensais que les instruments acoustiques ne m’emmèneraient plus très loin, même s’ils gardaient leur infinie beauté. Pour moi, les cordes, les percussions, les instruments à vent étaient en rapport avec le monde extérieur, avec les éléments. Par opposition, les ordinateurs me semblaient être plus en rapport avec notre vie intérieure, notre imagination. Il existe là une différence identique à celle qui oppose la réalité et les rêves, la vraie vie et les fantasmes. La musique par ordinateur, c’est de l’imagination pure, de la créativité extrême, sans repères, sans filet. Et si une musique à base de technologie manque d’âme, ce n’est certainement pas à cause de l’ordinateur, mais bien parce que celui ou celle qui programme la machine manque d’âme. Depuis trois ans, je travaille avec un programmateur formidable. Marius De Vries - il est un peu l’exécutant de mes fantasmes, celui dont les mains matérialisent le travail de mon cerveau. Au moment de le recruter je lui ai lancé ce défi : Je veux que tu reproduire : le bruit du vent au sommet d’un cocotier : "Dix minutes plus tard, j’avais mon bruit de vent sur ordinateur. J’ai pris Marius dans mes bras et on a commencé à travailler... Depuis quelques années, j’adore tout ce qui touche à la science, j’essaye d’avaler tout le savoir possible. Quand j’étais adolescente, les gens avec qui je vivais n’aimaient pas parler de ces choses-là. Pour eux, le modernisme était un sujet tabou, une erreur. Même une ville comme New York - pourtant pas si neuve - les effrayait : il ne fallait pas l’aimer, il fallait la craindre. Lorsque j’y suis allée pour la première fois, j’ai eu envie de crier de bonheur. Tous ces gratte-ciel, toutes ces bagnoles, quel changement par rapport à ma vieille Islande Maintenant, à chaque fois que je vais aux Etats-Unis, je passe autant de temps que possible dans les musées. ]e connais tout sur la NASA et les usines de voitures.

Le progrès c’est aussi le nucléaire. En as-tu peur ?

Le nucléaire, c’est une peur de ma génération, pas de nos enfants. Moi, à l’école, on m’a appris à me réfugier sous la table en cas d’explosion nucléaire. Mais si je raconte ça à mon fils, il me regarde et me dit ’Mais maman, c’est complètement débile ce que tu racontes. ”Lui, ses problèmes, c’est la couche d’ozone, la pollution. Pas le nucléaire. Il ne faut pas avoir peur des progrès technologiques : ils sont incontournables. Savais-tu que les Suisses avaient découvert le plastique en 1505, en se trompant dans la cuisson d’un fromage ?

(Rires)... Tu es tellement positive ! Tu donnes l’impression d’être toujours gaie, pétillante. Tu n’es donc jamais déprimée ? Tu ne te sens jamais malheureuse ?

Le bonheur est un état naturel. C’est la tristesse qui n’est pas naturelle, la peur, la colère : ces choses nous minent, il faut les combattre... ]’ai une obsession dans la vie : rendre les autres heureux. Mon fils, mes amis, les gens avec qui je travaille, je veux tous les voir épanouis, gais, ouverts. C’est une bataille, une motivation formidable. Du coup, j’ai conscience de ne laisser passer qu’une succession de traits de caractère positifs, de ne mettre en avant que les éléments de ma personnalité qui peuvent rendre les autres heureux. Le reste, je le cache - par pudeur et par respect. Ça rimerait ä quoi d’étaler mes angoisses ? Donc de quel droit pourrais-je me plaindre ? Il y a tant de gens qui rêveraient d’être à ma place. je n’ai jamais connu de bonheur plus profond qu’en ce moment. C’est tellement glamour tout ce que je vis depuis que j’ai du succès. J’ai l’impression d’être une star du cinéma américain : une Marilyn Monroe brune. Je viens de passer trois jours dans l’Orient-Express, puis deux dans un château en Allemagne et là, je suis en France, dans une abbaye merveilleuse, en train de siroter des kirs au champagne avec un drôle d’irlandais (rires)… Tu veux un autre kir ?

Au début de ta carrière, tu rêvais de tout ça ?

Au départ, je me disais que je voulais seulement voyager, voir le monde, que je n’avais pas besoin de ce succès et de tout ce qui vient avec. Mais avec le temps, on s’habitue au luxe. Pas tant au luxe matériel- les hôtels les voitures avec chauffeur - qu’au luxe intellectuel - se savoir "importante", se sentir chérie, courtisée. On s’habitue vite à avoir en permanence trois ou quatre personnes autour de soi, des gens dont l’unique fonction est de vous faciliter la vie. C’est rassurant, ça aide à avancer. Même si au bout du compte, je suis toujours toute seule. Lorsque je rentre chez moi, à Londres, tous ces gens disparaissent. ]e redeviens Cendrillon après les douze coups de minuit.

Quand même, tu dois parfois en avoir marre de tous ces gens.

L’autre soir, en Allemagne, il y avait une vingtaine de personnes venues me rencontrer à un cocktail - des journalistes, des DJ’s, des gens de maisons de disques. Avec chacun d’entre eux, j’aurais pu parler pendant des heures de choses passionnantes, entamer de débats, rires, m’amuser . Mais je suis resté un peu en retrait : je me suis surprise à penser que si pépé collectionneur d’insectes africains était entré dans la pièce à ce moment précis, c’est vers lui que je me serais dirigée pour parler... Depuis que je suis toute gamine, les gens s’intéressent à moi. On ne m’a même pas laissé le temps de grandir : à 11 ans, après mes premiers disques, j’avais déjà ma photo dans tous les journaux islandais et, dans la rue, tout le monde me demandait des autographes. ]’ai eu le temps de m’habituer à tout ce cirque, aux fonctionnements du succès. Pourtant, je n’ai jamais considéré cette célébrité comme une bénédiction, mais plutôt comme une réalité qui se gère - de la même manière qu’on peut gérer sa fortune, ou qu’on peut s’habituer à vivre avec une jambe plus courte que l’autre. On s’habitue à être célèbre, mais on ne s’en lasse pas. Je ne suis ni trop sûre de moi, ni cynique, ni même désabusée. ]e vis tout ça du mieux que je peux, en ayant parfaitement conscience d’avoir beaucoup de chance. Quand on te voit, on a l’impression que la gloire était une fatalité. Je vais finir par croire que je suis tombée dedans quand j’étais petite... Vers 13 ou 14 ans. pour échapper au succès de mes premiers disques d’enfant, j’ai commencé à jouer dans des groupes de rock. Dans Tappi Tikarrass (en français : botte le cul de la pute) puis dans Kukl (en français : sorcellerie). A chaque fois, la même devise : surprendre, choquer, faire réagir, je me suis rasé la tête. Plus tard, j’ai même teint mes cheveux en orange. Nous faisions beaucoup d’efforts pour que notre musique soit immonde, insupportable et pourtant, il y avait toujours du monde à nos concerts. Alors que faire ?

J’ai toujours pensé que nous étions les mieux placés pour chroniquer nos propres disques. Tu t’en sentirais capable ?

J’ai toujours été mon critique le plus implacable. Lorsque les gens s’emballent et balancent des tas d’adjectifs parfaitement démesurés à mon sujet, je n’ai qu’une envie : m’enfermer dans ma chambre, face à un miroir, et me dire mes quatre vérités. “Björk, tu n’es qu’une sale radasse ! Tu es vraiment nulle, ma pauvre fille. Tout ce qu’on a écrit sur toi, c’est du vent. un tas de connerie. Tu ferais mieux de bosser plus dur au bien tu vas finir à la rue... "Si je devais résumer ce que je pense de Debut en quelques mots, ça donnerait à peu près ceci : voilà une tentative pathétique de passage à l’âge adulte d’une sale gamine d’lslande qui veut absolument se faire remarquer et prouver qu’elle peut se débrouiller toute seule. Bref, un échec... Au départ, cet album devait être l’œuvre la plus égoïste de ma vie, un projet entrepris seule, pour mon propre plaisir, pour me prouver que j’en étais capable après quinze années passées en groupe. Je te promets qu’au moment où j’écrivais ces morceaux, je me fichais bien de savoir si les autres allaient les aimer. Et puis finalement, cet acte égoïste s’est transformé en acte d’amour, de partage absolu. C’est devenu, un peu contre mon gré, le geste le plus généreux de ma vie. Des milliers de gens se sont retrouvés autour de ce qui ne devait être qu’une petite aventure personnelle sans importance... Parfois, je me dis que je suis une grosse vache égoïste. Que si j’étais plus honnête envers moi-même. je cesserais d’appartenir à cet énorme circuit commercial pour me retrouver seule et chanter juste pour moi, comme lorsque j’étais toute petite. Quand j’avais 5 ou 6 ans, j’allais dans les champs derrière notre maison. J’y passais des heures à chanter en regardant les fleurs. C’est peut-être ça, le vrai chant : celui que personne n’entend.

As-tu peiné pour écrire les titres de Post ? Ou bien as-tu le sentiment de progresser, que tout devient plus facile avec le temps ?

Écrire ne deviendra jamais facile : s’ouvrir la poitrine avec un couteau pour en extraire des chansons ne peut pas être chose aisée, un acte qu’on entreprend par habitude. Je me souviens avoir passé des heures à m’engueuler avec Einar des Sugarcubes à ce sujet. Lui pensait qu’il fallait tout gérer, calculer chaque mot, chaque geste. Moi, au contraire, je prêchais la folie, la création totale, l’anarchie artistique. Il disait que les Sugarcubes étaient la chose la plus précieuse de notre vie, qu’il fallait s’appliquer à préserver le groupe, à nous préserver. Moi, je lui répondais qu’il fallait juste avancer, foncer, cesser de se poser routes ces questions. Si nous avions écouté Einar, les Sugarcubes ne se seraient jamais séparés. Nous aurions tout géré tranquillement, cyniquement. Son grand rêve, c’était d’acheter une petite île au soleil avec les royalties des Sugarcubes. Il s’y voyait déjà, barbu et en chemise à fleurs, vendant des vieux bouquins aux touristes, servant des tasses de cappuccino et des sandwiches étranges aux fans du groupe venus en pèlerinage. Moi, il m’aurait installé sur une petite scène, sur une plage. J’y aurais chanté les succès de mon enfance et quelques titres des Sugarcubes pour un public en tongues et en maillots de bain. Après quoi nous serions repartis en tournée, avant de disparaître à nouveau dans notre retraite dorée. Einar voulait une vie tranquille, être reconnu comme artiste majeur. Il ne comprenait pas que j’aspirais à autre chose, que les difficultés me motivaient plus qu’elles ne m’effrayaient.

Est-il difficile de travailler avec toi ? Tu dois avoir un sale caractère...

(Rires). .. Disons que je sais ce que je veux. Je fais partie de ces gens qui suivent leur instinct, qui refusent d’agir par raison. Alors forcément, parfois, quelques dents grincent.

Vivre avec toi, c’est l’enfer ou le paradis ?

Pourquoi ? veux essayer ? (Neil se cache le virage, puis éclate de rire)... je n’ai pas l’impression d’être invivable : au contraire, je peux être une petite femme d’intérieur très bien organisée.

Qui est ton ou ta meilleur(e) ami(e) ?

Ma meilleure amie s’appelle Joga. C’est une experte en massages qui voyage toujours avec moi, j’attends de mes amis qu’ils me surprennent - une amitié, ça s’entretient, ça n’est jamais totalement acquis. Le jour où je m’ennuie avec un ami, je lui dis, j’essaye de comprendre ce qui ne va pas. Ce besoin de prendre les problèmes à la racine, de s’expliquer librement, c’est une attitude typiquement islandaise. Mon pays est un petit village : impossible de se fâcher avec quelqu’un pour la vie. En Islande, les gens qui divorcent restent toujours amis. Comment pourraient-ils faire autrement ? Ils habitent le même quartier, fréquentent les mêmes gens. De fait, je suis devenue très exigeante avec les autres : en amitié comme en amour. je ne supporte pas les rapports humains fondés sur le mensonge et l’hypocrisie.

Dans un article, tu disais que lorsque tu étais enfant, ta famille te considérait comme l’égale des adultes.

Ce n’était pas un mode de vie très commun : j’ai grandi dans une espèce de communauté hippie au milieu d’une trentaine d’adultes. J’ai trois demi-sœurs et trois demi-frères. A nous six, nous totalisons trois mères et trois pères - un vrai bazar... Quand j’étais petite, je pouvais faire tout ce que je voulais. Le mot autorité n’existait pas chez nous. L’un des éléments fondateurs de mon éducation, c’est le dérèglement : à 7 ans, j’étais probablement le membre de la communauté le plus adulte. Ceux qui avaient 25 ou 30 ans vivaient comme des gamins capricieux, refusaient d’aller bosser, restaient toute la journée au lit ; alors que moi, dès 4 ans, je me levais seule, m’habillais seule, préparais mon petit déjeuner et prenais le bus pour l’école. Dans ma famille, ils étaient tous complètement baisés : je suis vite devenue l’élément-clé du foyer, celle vers laquelle les adultes pouvaient toujours se tourner lorsqu’ils avaient un problème. ]e me souviens de discussions avec ma mère au cours desquelles j’étais la voix de la raison et elle, la sale gamine. Je ne sais pas ce que tous ces gens seraient devenus si je n’avais pas apporté un peu de lumière dans leur vie... Maintenant que mon fils a 8 ans, je commence à comprendre ce que mes parents pouvaient trouver en moi. D’une certaine manière, les enfants sont en effet plus forts que nous, plus solides. Sindri est l’être le plus étonnant qu’il m’ait été donné de rencontrer - il est si malin. Toutes mes copines craquent pour lui. Tu verrais ça : des minettes de 30 ans prêtes à se battre pour un marmot de 8 ans !

Moi, j’ai de plus en plus de mal à retourner voir mes parents en Irlande. Est-ce que toi aussi tu ressens ce détachement progressif ?

Je n’ai jamais considéré que j’étais réellement installée à Londres : j’ai plutôt l’impression d’y être en vacances, de passage. Ma maison, c’est l’Islande et j’y retourne dès que possible. Lorsque j’y arrive, je me gave de fromage et je passe mes journées à la piscine, persuadée d’avoir retrouvé le plus beau pays du monde. Et puis au bout d’une semaine, je m’ennuie. . . je ne sais pas où je serai dans cinq ans. Comme P] Harvey, je me verrais bien quitter ce milieu pour ouvrir un café, servir du thé aux vieilles dames. Nous en parlons souvent, elle et moi : quitter toute cette furie. Fuir.

Tu crois en Dieu ?

Je ne crois pas à la religion, mais si je devais en choisir une, ce serait le bouddhisme. Celle-là semble plus vivable, plus proche des hommes.

Est-ce que tu regardes le foot à la télé ?

Mon ami Nellee Hooper (leader de Soul II Soul et producteur de son album) a fait installer une antenne parabolique sur ma maison pour que Sindri puisse regarder les chaînes du monde entier. Résultat : il y a toujours vingt-deux types qui braillent dans mon salon en courant après un ballon. Sindri est un passionné : dans sa chambre, il a dessiné d’immenses tableaux pour y inscrire les résultats de tous les championnats de foot du monde. J’essaye de m’intéresser à ces trucs, je regarde quelques matchs avec lui mais, le plus souvent, une image affolante me vient à l’esprit : une équipe de foot, ce n’est rien d’autre que onze spermatozoïdes qui veulent pénétrer un ovule. D’ailleurs parfois, j’aimerais bien être à la place du gardien de but (rires)... Pendant que Sindri regarde les pieds des joueurs, moi je regarde leurs cuisses. Que veux-tu ? Je n’ai pas de petit ami depuis octobre, alors forcément, ça crée un manque. En ce moment, je suis une vraie obsédée sexuelle.

(Sourire gêné). . Hum, je vais peut-être reprendre un kir royal...

Le sexe, c’est le plus beau cadeau de la vie, une chance merveilleuse. ll faut en jouir pleinement, ne pas avoir peur d’en profiter... Mes amants sont avant tout des copains. Des copains avec qui il m’arrive de coucher de temps en temps. Je ne me suis jamais posé trop de questions.

Quels sont les traits de caractère que tu aimes chez les hommes ? Et ceux que tu détestes ?

Il y a quelques années, je trouvais les hommes terriblement ennuyeux. J’avais juste besoin d’eux pour faire l’amour, mais après ça. . . J’aime les défis, alors je me suis mise en tête de construire des trucs plus profonds, d’entreprendre une relation sérieuse avec un garçon. Habituellement, ça marche quelques mois.

Quel est le principal défaut des hommes britanniques ?

Ils manquent d’humour.

Dans un magazine, tu expliquais qu’il était sans doute plus difficile d’être une femme, mais que finalement, c’ était beaucoup plus amusant. Tu as l’impression qu’une vie d’homme est dénuée d’intérêt ?

Non. mais je crois sincèrement qu’une vie de fille est plus trépidante : il y a davantage de défis à relever, c’est beaucoup plus motivant. Lorsque je vois une nana comme Tori Amos, si volontaire, si enflammée, je suis fière d’appartenir à ce sexe. Il m’arrive aussi d’envier Courtney Love. Parce qu’elle a cette faculté unique d’être un homme et une femme à la fois.

Quand t’es-tu mise en colère pour la dernière fois ?

La colère n’a jamais été un trait de caractère naturel chez moi. En fait, je dois me forcer pour atteindre cet état, m’obliger à réagir. Ma dernière crise réelle, ce devait être il y a cinq ou six ans, en Belgique, lorsqu’un berger allemand m’a mordue à la cuisse. Le chien appartenait au videur d’une discothèque, qui m’a refermé la porte au nez alors que je m’étais fait mordre par son putain de clébard. ]’ai attendu patiemment que le type ouvre à nouveau sa porte : je voulais juste qu’il s’excuse et appelle un docteur. Mais cet abruti m’a repoussée une nouvelle fois. Alors là, j’ai explosé.

Est-ce qu’il t’arrive de te trouver trop grosse ?

Je surveille mon poids chaque matin. Parfois, il peut y avoir des tentations : manger trop, se faire du mal, tout gâcher... Mais on ne peut quand même pas se laisser aller, ce serait trop nul.

Que dirais-tu à un jeune artiste - irlandais, par exemple - qui traverserait une longue crise de confiance au moment d’écrire son troisième album et serait tenté de jeter au panier une dizaine de chansons dont il ne serait pas particulièrement fier ? Lui dirais-tu de tout recommencer, ou bien de laisser paraître ce troisième album et qu’il ferait mieux la prochaine fois ?

Pour moi, ce jeune artiste devrait bosser plus dur, tout reprendre à zéro. Laisser sortir des chansons dont on n’est pas complètement fier serait une erreur terrible, un signe de lâcheté. Moi, j’espère avoir toujours la force de résister à de telles tentations... Neil, pense au jour où tu auras 85 ans et tes petits enfants sur les genoux. Ce jour-là, tu voudras sans doute leur faire écouter les disques que tu enregistrais quand tu avais 20 ans. Or, si tu n’es pas fière de ton troisième album aujourd’hui, comment trouveras-tu la force de le faire écouter à tes petits-enfants en 2050 ?

publié dans Les Inrockuptibles n°14