Captivante Björk

Les Inrockuptibles - hors-série nº16, 30 novembre 2022

Certaines artistes restent indémodables. C’est le cas de Björk, qui le prouve une fois de plus avec Fossora , foisonnant album sur lequel son chant saccadé sautille dans une forêt de champignons. Depuis sa maison en Islande, elle nous parle d’écologie, de féminisme, et de cappuccinos

Cherchais-tu quelque chose en particulier avec Fossora, ton dernier album paru en septembre ?

Björk — Ce qu’il se passe souvent pour nous les musiciens, c’est qu’une fois l’album fini, nous partons en tournée et nous commençons à penser au suivant en secret. C’est important à ce moment-là de se débarrasser de toute intention, de suivre son instinct. Je dirais même : ses tripes ! Moi, j’ai déménagé toutes mes affaires en Islande pour la première fois de ma vie. Tout ce que je possède se trouve dans des cartons au même endroit. J’avais besoin d’atterrir en Islande, mes racines, de me sentir à la maison, dans mon village, avec mes amis et ma famille. Ils vivent tous à proximité. Ce genre de vie simple… Ne pas prendre l’avion tout le temps… La pandémie a accentué ce sentiment. J’aurais pu paniquer et me dire “Oh OK, je vais faire dix albums !!!” Mais, heureusement, j’ai pensé de façon inverse et je me suis dit : “Ralentis, fais-en moins, retourne à des choses naturelles, pas forcées.” Retrouver le courage de ne rien faire, puis avoir une idée et se dire qu’elle est vraiment mauvaise et l’ignorer ! C’est un album qui n’a pas été fait dans la précipitation, et je pense qu’on l’entend. C’est un travail de cinq années. Quand je devais chanter, je me disais simplement : “Est-ce que je chante aujourd’hui ? OK, allons-y, je vais boire quelques cappuccinos et m’y mettre.” Ça partait d’une envie naturelle. Pour le dire plus simplement : c’était plus yin que yang, plus féminin que masculin.

Quand j’entends un groupe de guitares, j’entends le patriarcat, la bière, les nichons. C’est un monde très hostile pour les femmes.

Qu’est-ce qu’une énergie masculine ?

Un truc du type : “OK ! Allons-y, abattons ce travail !” J’ai essayé de faire taire cette personne en moi et d’avoir une énergie plus douce, plus gentille. Trouver la patience d’attendre la bonne idée.

Les femmes peuvent aussi être agressives, en colère, non ?

Bien sûr ! Tout le monde a un peu de yin et de yang. Je parlais uniquement de moi-même, qui cherchais un autre équilibre.

Pourquoi es-tu si viscéralement attachée à l’Islande ?

Ados, mes amis voulaient absolument déménager, mais moi non. Je voulais rester. J’adore l’Islande. Puis, avec mes groupes, on nous a proposé de voyager. J’ai aimé ça plus que je ne l’aurais pensé. Puis j’ai vécu à Londres, à New York, mais ça n’a jamais été chez moi. Certaines personnes sont des personnes rurales et sont nées dans un environnement rural, d’autres sont plus urbaines et sont nées dans un environnement urbain, parfois on est rural et on vit dans l’urbanité, ce qui est plus compliqué à gérer… Il se trouve que je suis une personne rurale née dans un environnement rural. J’aime le fait que mon pays ne soit pas violent. Il y a peu d’agressions, de crimes. Les gens sont très chill, calmes, et en même temps atypiques. Ils ont leur façon de penser, toujours en dehors des cases. Les Islandais sont dans l’absurde, dans l’avant-garde, assez aventureux… J’aime ce caractère. Et j’aime les petits endroits, car ils exigent d’improviser.Tout le monde a plusieurs casquettes. Un musicien à Reykjavík se retrouve souvent à être ingé son, roadie, tourneur… On organise nous-mêmes les concerts, tout en écrivant de la poésie. C’est la vie d’un village. Il n’y a pas de hiérarchie entre le high art et le low art, ou d’échelle de valeurs entre la musique et les autres expressions artistiques.Tu descends dans le centre-ville et tu tombes sur des gens par hasard. Tu te rends au bar du coin et tu rencontres un rappeur qui est aussi plombier.

L’identité, savoir qui tu es, c’est important pour toi ?

Je n’y pense pas tous les jours, non, à part en interview où je bois beaucoup de cafés et où je fais semblant de savoir de quoi je parle ! [rires] C’est bien entendu une illusion ! En vieillissant, je comprends que je n’aime pas l’Islande parce que je pense que c’est le meilleur pays du monde. Je ne me sens pas supérieure aux autres, ce serait stupide. Ce que je comprends, c’est que Reykjavík est une capitale européenne qui accueille des concerts, des festivals, des salles de cinéma, tout en étant entourée par la nature, comme les volcans. J’aime cet équilibre entre l’urbain et le rural, plus que l’Islande en elle-même. Je serais sûrement tout aussi heureuse à Hawaii ou en Guadeloupe ! J’aime les îles.

Comment as-tu rencontré Gabber Modus Operandi (duo indonésien mêlant musique techno gabber et gamelan traditionnel), qui intervient sur ton album ?

Je suis toujours à la recherche de nouvelles musiques. Je passe ma vie sur internet et j’échange beaucoup avec mes amis. Je fais des playlists à longueur de journée. J’écoute de la musique dans la voiture, chez moi. C’est une immense partie de ma vie. Je passe de la musique aussi dans des soirées privées, ou lorsque l’occasion me semble bonne. Gabber Modus Operandi, je les connais depuis un moment. J’ai fait la plupart des beats sur mon album moi-même, mais on va dire que les deux tiers avaient besoin de folie. C’est un peu comme pendant la pandémie : j’étais chez moi, au calme, je faisais la psy pour mes amis, ou la coiffeuse ! Et puis, à un moment, tu as besoin d’exploser. Pas très longtemps, car tu es heureuse dans le fond, tu as créé des relations plus profondes avec ton entourage, mais, sans savoir pourquoi, tu as besoin d’une minute durant laquelle tu vas faire du head banging, un truc comme ça. Donc, à un moment, j’avais besoin de boire beaucoup trop de verres de vin et d’être “ouaaaaaaah”. On se retrouvait chez moi, car j’ai de très bonnes enceintes – c’est certainement ce qui a le plus de valeur dans ma maison. C’est très important dans la vie de parvenir à trouver les bons morceaux au bon moment, et de les faire se rencontrer.

Tu es très connectée à la nature, tout en produisant une musique plutôt électronique.

La musique électronique peut être aussi organique qu’une guitare, une basse ou une batterie. Il n’y a pas de différence entre une guitare et un ordinateur en termes de naturel/ artificiel. C’est juste un instrument. Tout tient à ce que tu fais avec cet instrument. Le patriarcat a mis en valeur les groupes, comme les groupes de mecs qui regardent du foot, puis montent leur groupe de musique. Pour les femmes, c’est différent, elles n’avaient pas de place. Elles ont gagné de la liberté avec les ordinateurs, le fait de pouvoir produire sa propre musique depuis chez soi. L’ordinateur nous a permis de prendre toutes les décisions concernant nos morceaux. Nous n’avions plus à aller en studio, à gérer avec des tonnes de mecs, des ingés son, des producteurs qui nous demandaient de sacrifier notre instinct. Je ne dis pas que c’est toujours le cas, mais je crois que ça a été libérateur. Quand la cassette VHS est arrivée dans les années 1980, beaucoup de femmes artistes ont déboulé dans le monde de l’art avec leurs vidéos. Comme Marina Abramović ou Ana Mendieta. Elles pouvaient être leur propre boss. Elles n’avaient plus besoin de pénétrer le monde de l’art. C’est la même chose dans le monde de la VR, où il y a beaucoup de programmatrices. Il s’est passé la même chose avec les ordinateurs, qui ont permis à plein de femmes de débouler avec leurs musiques. Donc, quand j’entends un groupe de guitares, j’entends le patriarcat, la bière, les nichons. C’est un monde très hostile pour les femmes.

Comment as-tu pris conscience de l’existence du patriarcat ?

Ça s’est fait progressivement. En Islande, il y a très peu d’inégalités de genres. Nous sommes chanceux. Les femmes occupent des postes à responsabilités, en politique également. Avec Sugarcubes, par exemple, j’étais traitée de la même façon que les hommes. C’est à l’extérieur que j’ai senti la différence… Dans certaines situations où l’on me réifiait, notamment sur les shootings photo. On me prenait pour un objet : des photographes bougeaient mon propre corps, me demandaient d’être silencieuse, passive, de ne pas bouger, de ne pas montrer mes émotions. Je faisais donc tout l’inverse : j’exprimais beaucoup mes émotions ! Ce qui décontenançait souvent les photographes masculins, qui attendaient des femmes qu’elles soient passives. Moi, je mettais de la musique à fond et je transformais les shootings en espaces de liberté. C’est là je crois que j’ai compris le patriarcat. Sur mes clips, j’ai eu la chance de travailler avec des gens qui pensaient comme moi, Michel Gondry, Spike Jonze… Ils sont habitués aux femmes fortes, ils ne s’attendaient pas à ce que je me soumette. Mais tout ça change beaucoup aujourd’hui ! Je suis très excitée par la jeune génération. C’est important de le garder à l’esprit, non ?

Tout à fait, on sent que la jeune génération s’investit sur la question féministe, mais aussi écologique

C’est une urgence ! Et c’est sa priorité numéro 1, et non numéro 5. Nous devons régler ce problème dans les cinq ans à venir si nous voulons changer quelque chose. Sinon, le résultat n’en sera que plus affreux… et coûteux. Il faudrait dire ça aux gens puissants qui ont de l’argent ! Si vous agissez maintenant, cela vous coûtera moins cher que dans cinq ans !

Tu gardes de l’espoir ?

Bien sûr ! Tous les gouvernements ont réagi très, très vite suite au Covid. Cela n’avait jamais été fait auparavant. C’était magique. Nous devons utiliser la même urgence pour la planète, pour sauver nos enfants, nos petits-enfants…

As-tu eu une obsession cette année ?

Je suis plutôt constante en ce qui concerne mes centres d’intérêt. Je suis même conservatrice en ce qui concerne mes goûts. Par exemple, j’essaie d’être dehors tous les jours. Si j’ai de la chance, trois à quatre heures par jour. Je suis près des montagnes, de l’eau, de la forêt. J’aime être au-dehors. Et puis, les amis, la famille, la musique, les films. C’est constant ! Et les livres !

Tu vas toujours danser en club ?

Nous n’avons pas vraiment de clubs en Islande ! [rires] Plutôt des cafés/bars avec une petite piste de danse sur laquelle tu peux danser une heure. Je ne crois pas qu’un club pourrait survivre ici.

Tu as expliqué que ton album était relié aux champignons. Parlais-tu de champignons psychédéliques ?

Pas vraiment. J’ai fait un raccourci pour expliquer aux journalistes ma musique. Mon dernier album, c’est une île dans les nuages. Quand je dis ça aux gens, ils écoutent ensuite l’album en imaginant une île dans les nuages et le comprennent peut-être plus rapidement. Quand je parle des champignons, je parle plus des clarinettes, de la terre, du fait d’imaginer les animaux dans la terre, comme les taupes qui creusent des tunnels, mangent des champignons et des racines. C’est ce son que j’ai voulu créer sur l’album. Quand je m’adresse à des ingénieurs du son, je parle d’un “mushroom album”, et ils captent. C’est comme ça qu’on se parle, surtout entre musicien·nes et technicien·nes. “Tu peux me faire un son genre cinq éléphants ? – Très lourd, d’accord !” C’est un raccourci pratique. Peut-être que les gens se sont dit : “Oh, Björk a pris des drogues psychédéliques pendant cinq mois pour son album !” C’est faux ! La drogue sur cet album, c’était le champagne le vendredi soir. Et les cappuccinos, bien sûr.

Avec qui aimerais-tu avoir une conversation aujourd’hui ?

Mes enfants. Je dois d’ailleurs les retrouver après, ça tombe bien.
Tu es très proche d’eux, non ? Ils chantent sur l’album…

Oui, nous vivons en ce moment dans la même rue, ce qui est pratique.
Y a-t-il quelque chose qui t’agace actuellement ?

Y a-t-il quelque chose qui t’agace actuellement ? J’aimerais que les gouvernements, les grosses entreprises réagissent plus rapidement au réchauffement climatique. J’y pense tous les jours. J’espère que les milliardaires vont se bouger autant que sur la pandémie. Lis-tu beaucoup ? J’ai toujours plusieurs livres en chantier. Mais j’écoute beaucoup de livres audio également, notamment quand je vais marcher dehors. Les livres ont une grande place dans ma vie. Le dernier que j’aie vraiment aimé, c’est Braiding Sweetgrass de RobinWall Kimmerer, une autrice amérindienne qui a étudié la botanique. C’est très apaisant et positif. Elle nous raconte les différentes plantes, l’environnement. Que fais-tu d’autres pour t’apaiser lorsque tu angoisses ? Différentes choses. Je pense que marcher une heure par jour est le meilleur des remèdes pour 70 % de nos problèmes. Peut-être deux heures seraient mieux. Si je manque une journée de marche, je peux le sentir en moi. Comment était ton année 2022 ? Géniale, difficile, drôle, ennuyeuse, stupide, sérieuse. Un peu tout ça à la fois. La vie, non ? Es-tu nostalgique de certaines périodes de ta vie ? Oui et non. Je dois répondre de façon très binaire à cette question ! Parfois, j’aime avancer, je me sens assez courageuse pour entamer de nouvelles choses. Mais je pense qu’il est important de repenser à son passé, de se demander ce que l’on a fait de bien, quelles erreurs l’on a commises. J’ai cette nature réflexive. J’essaie d’apprendre. Mais je m’ennuierais ferme si je passais mon temps à vouloir revenir en arrière.
Quelle est ta relation à la mort ? [“death”, dans cette interview en anglais]

Au jazz ?

Non, à la mort.
Pourquoi pas le be-bop ! [rires]

À la mort !

Ah, à la mort ! J’y pense parfois. Je suis curieuse de la façon dont je vais mourir, quelle maladie m’emportera… C’est un drôle de truc la mort

publié dans Les Inrockuptibles - hors-série nº16

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